OPPRESSION ET LIBERTÉ


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Auteur : Simone Weil

Année : 1934

Note de l’éditeur

Au centre du recueil que nous publions
aujourd’hui se trouve une étude que
Simone Weil elle-même a
considérée longtemps comme son oeuvre principale,
les
Réflexions sur les causes
de la liberté
et de l’oppression sociale.
Ce texte qui
comprend 114 pages dactylographiées a été
écrit en 1934. Simone Weil en a parlé
à plusieurs reprises, autour d’elle, ou
dans des lettres qui ont
été retrouvées. Chaque
fois, ses déclarations ont témoigné de
l’importance particulière qu’elle attachait
à ce grand essai. L’abondance des plans, des notes et des fragments qui s’y
rattachent, révèle aussi la place exceptionnelle que ce travail a tenu dans sa vie.
En 1940 encore, au moment où elle essayait
de quitter la Fran
ce, elle écrivait à un
ami :
« … Il y a à Paris, dans ma serviette
, un texte en prose, fort long, dactylographié,
 dont j’ai oublié le titre, mais il y a en épigraphe une citation de
Spinoza. C’est essentiellement une analyse
 de l’oppression politique et sociale,
 de ses causes permanentes, de son mécanisme, de ses formes actuelles.
 Cela date de 1934. C’est très actuel
, également. Cela vaudrait la peine,
je crois, de ne pas être
perdu. Mais je ne sais pas
s’il serait prudent de le
prendre chez vous. Lisez-le et appréciez
 vous-même… je regrette bien
maintenant de ne l’avoir pas publié. Je
voulais d’abord le récrire à cause de
l’imperfection de la forme, et mon
état physique m’en a toujours empêchée.
 On ne peut pas publier cela maintenant. Le poème, en revanche, on
peut le publier, je crois. Je vous le
confie. Ne l’oubliez pas. Car moi, je ne
m’en occuperai plus, et bien qu’on ne
puisse prévoir ce que l’avenir amènera,
 je pars sans esprit de retour. Ce n’est pas simplement à cause des
circonstances. J’ai toujours pensé qu’un
 jour je partirais ainsi. »
Dans le présent recueil, qui réunit les
 études consacrées par
Simone Weil à la
critique sociale et politique, les
Réflexions sur les causes de la liberté et de
l’oppression sociale
développent le raisonnement principal,
qui commande tous les
autres parce qu’il a été le souci privilégie
de l’auteur, le tourment qui n’a jamais
quitté Simone Weil, même, et surtout, à
l’intérieur de sa pensée religieuse : le
tourment de l’injustice.
Depuis Marx en tout cas, dont la doctrine
 est d’ailleurs longuement examinée
ici, la pensée politique et sociale n’avait
rien produit en Occident
 de plus pénétrant
et de plus prophétique. Alain, à qui Simone
Weil avait soumis son travail en 1935,
devait d’ailleurs lui répondre
par la lettre suivante :

« … Votre travail est de première grandeur ; il veut une suite. Tous les

concepts sont à reprendre, et toute
l’analyse sociale à refaire. Votre exemple
donnera courage aux générations déçues par l’ontologie ou par l’idéologie.
 La Critique attend ses ouvriers. Pourrez-vous former un plan de
travail ? Ou seulement l’esquisser ?
En tout cas votre dernier
 travail indique
un large chemin. Les
Libres Propos,
qui n’ont encore attrapé que des
lambeaux d’idées, pourraient devenir les
Cahiers de Critique
de l’avenir prochain.
 Pensez-y.
« Je considère comme très important
que les attaques contre l’U.R.S.S.
soient écartées d’un travail critique Pur.
L’analyse (par exemple) de la
Bureaucratie ne doit point du tout reposer
sur une enquête concernant le gouvernement
de Staline. (De la même manière que les travaux d’Einstein ne
sont pas un objet convenable pour la
Critique pure de toute-physique.) Le
lecteur fera lui-même l’application ; à lui les risques. Mais la Critique doit
être sans faute et sans
réplique. Et la faute la
plus grave ici serait de
confondre matière et forme. L’objet
ne peut jamais porter la preuve.
« Un travail si nouveau. (Kant continué)
 doit se garder
de toute apparence de polémique.
 Je vous le dis comme je le pense. Mais il est bien
entendu que si les
Libres Propos
vous impriment, votre texte sera absolument
 comme vous voudrez. Et je crois même que les passions politiques
ne diminueront guère la portée
de votre analyse de
l’oppression
ni votre
doctrine du Travail. Je suis
assuré que des travaux
de ce genre, sous la
forme qui vous est propre, sérieuse et
rigoureuse, armée de
continuité et de
masse, sont les seuls qui ouvrent l’avenir
prochain et la Révolution véritable,
 infiniment proche par sa courbe
du désordre actuel (ou de l’ordre
actuel). Tout cela est mal expliqué ; mais
aussi je n’ai rien à vous expliquer.
Il est seulement vrai à mes yeux que
l’indignation seule est capable de
vous détourner de votre mission. Retenez ce que j’ai dit : ce qui est
misanthropique est faux… Fraternellement. Alain. »
Perspectives.
Allons-nous vers
la révolution prolétarienne ?
Je n’ai que mépris pour le
mortel qui se réchauffe avec
des espérances creuses.
SOPHOCLE.
Le moment depuis longtemps prévu est
arrivé, ou le capitalisme est sur le
point de voir son développement arrête par
des limites infranchissables. De quel-
que manière que l’on interprète le
phénomène de l’accumulation, il est clair que
capitalisme signifie essentiellement
expansion économique et que l’expansion
capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la
surface terrestre. Et cependant jamais le
socialisme n’a été annonce par moins de
signes précurseurs. Nous sommes dans une
période de transition ; mais transition
vers quoi ? Nul n’en a la moindre idée. D’autant
 plus frappante est l’inconsciente
sécurité avec laquelle on s’installe dans
la transition comme dans un état définitif,
au point que les considérations concernant
la crise du régime sont passées un peu
partout a l’état de lieu commun.
 Certes on peut toujours
croire que le socialisme
viendra après-demain, et faire de cette
croyance un devoir ou une vertu ; tant que
l’on entendra de jour en jour par après-demain le surlendemain du jour présent, on
sera sur de n’être jamais démenti ; mais
un tel état d’esprit se distingue mal de
celui des braves gens qui croient, par
exemple, au jugement dernier. Si nous
voulons traverser virilement cette sombre
 époque, nous nous abstiendrons, comme
l’Ajax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses.
Tout au long de l’histoire, des hommes
ont lutté, ont souffert et sont morts
pour émanciper des opprimés. Leurs efforts,
quand ils ne sont pas demeurés vains,
n’ont jamais abouti à autre chose qu’à remplacer un régime d’oppression par un
autre. Marx, qui en avait fait la remarque,
 a cru pouvoir établir scientifiquement
qu’il en est autrement de nos jours, et
que la lutte des opprimés aboutirait à pré-
sent à une émancipation véritable, non
à une oppression nouvelle. C’est cette idée,
demeurée parmi nous comme un article de foi, qu’il serait nécessaire d’examiner à
nouveau, à moins de vouloir fermer
systématiquement les yeux sur les événements
 des vingt dernières années.
Épargnons-nous les désillusions de ceux qui,
ayant lutté pour Liberté, Égalité, Fraternité,
 se sont trouves un beau jour avoir
obtenu, comme dit Marx, Infanterie, Cavalerie,
 Artillerie. Encore ceux-là ont-ils
pu tirer quelque enseignement des surprises de
l’histoire ; plus triste est le sort de
ceux qui ont péri en 1792 ou 93, dans la rue
ou aux frontières, dans la persuasion
qu’ils payaient de leur vie la liberté
du genre humain. Si nous devons périr dans
les batailles futures, faisons de notre
mieux pour nous préparer à périr avec une
vue claire du monde que nous abandonnerons.
La Commune de Paris a donné un exemple,
 non seulement de la puissance
créatrice des masses ouvrières en mouvement,
mais aussi de l’incapacité radicale,
d’un mouvement spontané quand il s’agit de
lutter contre une force organisée de
répression. Août 1914 a marqué la faillite
de l’organisation des masses prolétariennes,
 sur le terrain politique et
syndical, dans les cadres du régime. Dès ce
moment, il a fallu abandonner une fois pour
toutes l’espérance placée dans ce mode
d’organisation non seulement par les
réformistes, mais par Engels. En revanche,
Octobre 1917 vint ouvrir de nouvelles
et radieuses perspectives. On avait
enfin trouvé le moyen de lier l’action légale
à l’action illégale, le travail systématique
que des militants disciplinés au bouillonnement
spontané des masses. Partout dans
le monde devaient se former des partis
communistes auxquels le parti bolchevik
communiquerait son savoir ; ils devaient
remplacer la social-démocratie, qualifiée
par Rosa Luxembourg, dès août 1914, de
« cadavre puant », et qui n’allait pas
tarder à disparaître de la scène de l’histoire ; ils
devaient s’emparer du pouvoir à
brève échéance. Le régime politique créé
spontanément par les ouvriers de Paris
en 1871, puis par ceux de Saint-Pétersbourg en 1905, devait
s’installer solidement en Russie et couvrir bientôt
la surface du monde civilisé.
Certes l’écrasement de la
Révolution russe par une intervention
 brutale de l’impérialisme étranger pouvait
anéantir ces brillantes perspectives ;
mais à moins d’un semblable écrasement,
Lénine et Trotsky étaient surs d’introduire dans l’histoire
précisément cette série
de transformations et non pas une autre.
Quinze ans se sont écoulés. La Révolution russe n’a pas été écrasée.
Ses ennemis extérieurs et intérieurs ont été vaincus.
 Cependant nulle part sur la surface
du globe, y compris le territoire russe, il n’y
a de soviets ; nulle part sur la surface
du globe, y compris le territoire russe, il n’
y a de parti communiste proprement dit.
Le « cadavre puant » de la social-démocratie
a continué quinze ans durant a corrompre l’atmosphère
 politique, ce qui n’est guère le fait d’un cadavre ; s’il a été
finalement en grande partie balayé, ç’a été
 par le fascisme et non parla révolution.
Le régime issu d’Octobre, et qui devait s’étendre
ou périr, s’est fort bien adapté,
quinze ans durant, aux limites des frontières nationales ; son rôle à l’extérieur
consiste à présent, comme les événements d’Allemagne le montrent
avec évidence, à étrangler la lutte révolutionnaire du prolétariat.
La bourgeoisie réactionnaire
a fini par s’apercevoir elle-même qu’il est bien près d’avoir perdu toute force
d’expansion, et se demande si elle ne pourrait
pas à présent l’utiliser en contractant
avec lui, en vue des guerres futures,
 des alliances défensives et offensives (cf. la
Deutsche Allgemeine Zeitung
du 27 mai).
 A vrai dire ce régime ressemble au
régime que croyait instaurer. Lénine dans
la mesure où il exclut presque entièrement
la propriété capitaliste ; pour tout le
reste, il en est très exactement le contre-
pied. Au lieu d’une liberté effective de la
presse, l’impossibilité d’exprimer un jugement
 libre sous forme de document imprimé,
 ou dactylographié, ou manuscrit,
ou même par la simple parole, sans risquer
 la déportation ; au lieu du libre jeu des
partis dans les cadres du système soviétique, « un parti
au pouvoir, et tous les autres en prison » ;
 au lieu d’un parti communiste destiné
 à rassembler, en vue d’une
libre coopération, les hommes qui posséderaient
 le plus haut degré de dévouement,
 de conscience, de culture, d’esprit
critique, une simple machine administrative,
instrument passif aux mains du Secrétariat,
 et qui, au dire de Trotsky lui-même,
 n’a d’un parti que le nom ; au lieu de
soviets, de syndicats et de coopératives
 fonctionnant démocratiquement et
dirigeant la vie économique et politique,
des organismes portant a vrai
dire les mêmes noms, mais réduits à de simples appareils
 administratifs ; au lieu du peuple armé et organisé en milices pour assurer
à lui seul la défense à l’extérieur et l’ordre
à l’intérieur, une armée permanente, une
police non contrôlée et cent fois mieux armée que celle du tsar
; enfin et surtout,
au lieu des fonctionnaires élus, sans cesse
contrôlés, sans cesse révocables, qui
devaient assurer le gouvernement en attendant
le moment où « chaque cuisinière
apprendrait à gouverner l’État », une bureaucratie
 permanente, irresponsable, recrutée par cooptation, et
possédant, par la concentration entre ses mains de tous
les pouvoirs économiques et politiques,
une puissance jusqu’ici inconnue dans
l’histoire.
La nouveauté même d’un semblable régime
le rend difficile à analyser. Trotsky
 persiste à dire qu’il s’agit d’une
« dictature du prolétariat », d’un « État ouvrier »
 bien qu’à « déformations bureaucratiques »,
 et que, concernant la nécessité,
pour un tel régime, de s’étendre ou de périr,
Lénine et lui ne se sont trompés que
sur les délais. Mais quand une erreur de quantité
 atteint de telles proportions, il est
permis de croire qu’il s’agit d’une erreur portant sur la qualité, autrement dit sur la
nature même du régime dont on veut
définir les conditions d’existence. D’autre
part, nommer un État « État ouvrier » quand on explique par
ailleurs que chaque
ouvrier y est placé, économiquement et politiquement, a l’entière discrétion d’une
caste bureaucratique, cela ressemble a une
mauvaise plaisanterie. Quant aux « dé-
formations », ce terme, singulièrement
mal à sa place concernant un État dont
tous les caractères sont exactement
l’opposé de ceux que comporte théoriquement
un État ouvrier, semble impliquer que le
régime stalinien serait une sorte d’anomalie
 ou de maladie de la Révolution russe.
Mais la distinction entre le pathologique
 et le normal n’a pas de valeur théorique.
 Descartes disait qu’une horloge détraquée
 n’est pas une exception aux lois
de l’horloge, mais un mécanisme différent
obéissant a ses lois propres ; de même il
faut considérer le régime stalinien, non
comme un État ouvrier détraque, mais
comme un mécanisme social différent,
défini par les rouages qui le composent,
et fonctionnant conformément à la nature
de ces rouages. Et, alors que les rouages
 d’un État ouvrier seraient les organisations
 démocratiques de la classe ouvrière, les rouages du régime stalinien sont
exclusivement les pièces d’une administration
 centralisée dont dépend entièrement
toute la vie économique, politique et
intellectuelle du pays. Pour un tel régime, le
dilemme « s’étendre ou périr » non seulement
 n’est plus valable, mais n’a même
plus de sens ; le régime stalinien, en tant
que système d’oppression, est aussi peu
contagieux que pouvait l’être l’Empire pour les pays voisins de
la France. La vue selon laquelle le régime stalinien
 constituerait une simple transition, soit vers le
socialisme, soit vers le capitalisme,
apparaît également comme arbitraire.
L’oppression des ouvriers n’est évidemment pas
une étape vers le socialisme. La « machine
 bureaucratique et militaire » qui constituait, aux yeux de Marx, le véritable
obstacle à la possibilité d’une marche continue
 vers le socialisme par la simple
accumulation de réformes successives, n’a sans doute pas perdu cette propriété du
fait que, contrairement aux prévisions, elle
survit à l’économie capitaliste. Quant à
la restauration du capitalisme, qui ne pourra
it se produire que comme une sorte de
colonisation, elle n’est nullement impossible,
en raison de l’avidité propre à tous
les impérialismes et de la faiblesse économique et militaire de l’U.R.S.S. ;
cependant les rivalités qui opposent les divers
impérialismes empêchent, jusqu’ici, que
le rapport des forces soit écrasant pour la
Russie. En tout cas, la bureaucratie
soviétique ne s’oriente nullement vers une capitulation,
de sorte que le terme de
transition serait de toute manière impropre.
Rien ne permet de dire que la bureaucratie d’État russe prépare
le terrain pour une domination autre que la sienne
propre, qu’il s’agisse de la domination du
prolétariat ou de celle de la bourgeoisie. En
réalité, toutes les explications embarrassées
 par lesquelles les militants formés par
le bolchevisme essaient de se dispenser
de reconnaître la fausseté radicale des
perspectives posées en octobre 1917, reposent sur le même
préjugé que ces perspectives elles-mêmes, à savoir sur
 l’affirmation, considérée comme un dogme,
qu’il ne peut y avoir actuellement que deux
types d’État, l’État capitaliste et l’État
ouvrier. À ce dogme, le développement du
régime issu d’Octobre apporte le plus
brutal démenti. D’État ouvrier, il n’en a
jamais existé sur la surface de la terre,
sinon quelques semaines à Paris, en 1871, et quelques mois peut-être en Russie,
en 1917 et 1918. En revanche règne sur un
sixième du globe, depuis près de quinze
 ans, un État aussi oppressif que n’importe
quel autre et qui n’est ni capitaliste ni
ouvrier. Certes Marx n’avait rien prévu de semblable. Mais Marx non plus ne nous
est pas aussi cher que la vérité.
L’autre phénomène capital de notre époque,
je veux dire le fascisme, ne rentre
pas plus aisément que l’État russe dans
les schémas du marxisme classique.
Là-dessus aussi, bien entendu, il existe des lieux communs
propres à sauver de la
pénible obligation de réfléchir.
Comme l’U.R.S.S. est un « État ouvrier » plus ou
moins « déformé », le fascisme est un
mouvement des masses petites-bourgeoises,
reposant sur la démagogie, et qui constitue « la dernière carte de la bourgeoisie
avant le triomphe de la révolution ».
 Car la dégénérescence du mouvement ouvrier
 a amené les théoriciens à représenter la lutte des classes comme un duel, ou
un jeu entre partenaires conscients, et
chaque évènement social ou politique
comme une manœuvre de l’un des partenaires ;
 conception qui n’a pas plus de
rapports avec le matérialisme que la mythologie
 grecque. Il existe des cercles restreints
 de grands financiers, de grands
industriels, de politiciens réactionnaires qui
défendent consciemment ce qu’ils pensent
être les intérêts politiques de l’oligarchie capitaliste ;
 mais ils sont bien incapables
 aussi bien d’empêcher que de susciter
 un mouvement de masses comme le fascisme,
 ou même de le diriger. En fait,
ils l’ont tantôt aidé, tantôt combattu, ont
tente vainement de s’en faire un instru-
ment docile et ont fini par capituler
 eux-mêmes devant lui. Certes c’est la présence
d’un prolétariat exaspère qui fait pour
eux de cette capitulation un moindre mal.
Néanmoins le fascisme est tout autre chose
 qu’une carte entre leurs mains.
La brutalité avec laquelle Hitler a congédié
Hugenberg comme un domestique, et cela
malgré les protestations de
Krupp, est significative à cet
égard. Il ne faut pas non
plus oublier que le fascisme met radicalement
 fin à ce jeu des partis né du régime
bourgeois et qu’aucune dictature bourgeoise,
 même en temps de guerre, n’avait
encore supprimé ; et ‘qu’il à installé à la
place un régime politique dont la structure
est à peu près celle du régime russe tel que
l’a défini Tomsky : « Un parti au pou-
voir et tous les autres en prison. »
Ajoutons que la subordination mécanique du
parti au chef est la même dans les deux cas,
et assurée, dans les deux cas, par la
police. Mais la souveraineté politique n’est
rien sans la souveraineté économique ;
aussi le fascisme tend-il à se rapprocher
du régime russe aussi sur le terrain économique,
 par la concentration de tous les pouvoirs,
aussi bien économiques que
politiques, entre les mains du chef de l’État.
Mais sur ce terrain, le fascisme se
heurte à la propriété capitaliste qu’il ne
veut pas détruire. Il y a là une contradiction
 dont on voit mal à quoi elle peut mener.
 Mais, de même que le mécanisme de
l’État russe ne peut être
expliqué par de simples « déformations », de même cette
contradiction essentielle du mouvement fasciste ne peut être
expliquée par la simple
 démagogie. Ce qui est sûr, c’est que, si le fascisme italien n’a obtenu la
concentration des pouvoirs politiques qu’après
de longues années qui ont épuisé
son élan, le national-socialisme au contraire,
parvenu au même résultat en moins
de six mois, renferme encore une immense
énergie et tend a aller beaucoup plus loin.
Comme le montre notamment un rapport
 d’une grande société anonyme allemande, que
l’Humanité a cité sans en apercevoir la
signification, la bourgeoisie
s’inquiète devant la menace de l’emprise
étatique. Et effectivement Hitler a créé
des organismes ayant un pouvoir souverain
pour condamner ouvriers ou patrons à
dix ans de travaux forcés et
confisquer les entreprises.
L’on essaie vainement, pour faire rentrer
 à tout prix le national-socialisme
dans les cadres du marxisme, de trouver, à l’intérieur même du mouvement, une
forme déguisée de la lutte des classes entre la base, instinctivement socialiste, et
les chefs, qui représenteraient les intérêts
du grand capital et auraient pour tâche
de duper les masses par une savante démagogie.
Tout d’abord rien ne permet d’affirmer
 avec certitude que Hitler et ses lieutenants, quels que soient leurs liens avec
le capital monopolisateur, en sont de simples
 instruments. Et surtout l’orientation
des masses hitlériennes, si elle est violemment anticapitaliste, n’est nullement
socialiste, non plus que la propagande démagogique des chefs ;
car il s’agit de remettre l’économie non pas entre les mains
 des producteurs groupes en organisations
 démocratiques, mais bien entre les
mains de l’appareil d’État. Or, bien que
l’influence des réformistes et des staliniens
 l’ait fait oublier depuis longtemps, le
socialisme, c’est la souveraineté économique
des travailleurs et
non pas de la ma-chine bureaucratique et militaire de
l’État. Ce qu’on nomme l’aile « national-bolchévique »
 du mouvement hitlérien n’est donc nullement socialiste. Ainsi les
deux phénomènes politiques qui dominent notre époque ne peuvent ni l’un
ni l’autre être situés dans le tableau traditionnel de la lutte des classes.
Il en est de même pour toute une série
 de mouvements contemporains issus de
l’après-guerre, et remarquables par leurs
affinités aussi bien avec le stalinisme
qu’avec le fascisme. Telle est, par exemple, la revue allemande
Die Tat, qui groupe une pléiade de jeunes et
brillants économistes, est extrêmement proche du
national-socialisme et considère l’U.R.S.S.
comme le modèle de l’État futur, à l’abolition
de la propriété privée près ; elle préconise actuellement une alliance
 militaire entre la Russie et l’Allemagne hitlérienne.
 En France, nous avons quelques cercles, comme celui de la revue
Plans, où se retrouve une semblable ambiguïté.
Mais le mouvement le plus significatif
à cet égard, c’est ce mouvement technocratique
qui a, dit-on, en un court espace de
temps, couvert la surface des États-
Unis ; on sait qu’il préconise, dans les limites d’une économie nationale fermée,
l’abolition de la concurrence et des marchés et une dictature économique exercée
souverainement par les techniciens. Ce
mouvement, qu’on a souvent rapproche du
stalinisme et du fascisme, a d’autant plus
de portée qu’il ne semble pas être sans
influence sur le cercle d’intellectuels de Columbia qui sont en ce moment les
conseillers de Roosevelt.
De pareils courants d’idées sont quel
que chose d’absolument nouveau et qui
donne à notre époque son
caractère propre. Au reste, la période.
actuelle, si confuse soit-elle et si riche en
courants politiques de toutes sortes, anciens et nouveaux,
ne semble guère manquer que du mouvement
même qui, d’après les prévisions,
devrait en constituer le caractère essentiel,
à savoir la lutte pour l’émancipation
économique et politique des travailleurs. Il
y a bien, dispersés çà et là et désunis
par d’obscures querelles, une poignée de
vieux syndicalistes et de communistes
sincères ; il y a même quelques petites
organisations qui ont gardé à peu près
intacts les mots d’ordre socialistes. Mais
l’idéal d’une société régie, sur le terrain
économique et politique, par la coopération des travailleurs ne conduit presque
plus aucun mouvement des masses, soit
spontané, soit organisé ; et cela au moment
 même où il n’est question, dans tous les milieux, que de la faillite du capitalisme.
Devant cet état de choses, l’on est contraint,
si l’on veut regarder la réalité en
face, de se demander si le successeur du
régime capitaliste ne doit pas être, plutôt
que la libre association des producteurs,
un nouveau système d’oppression. je
voudrais à ce sujet soumettre une idée, à titre de simple hypothèse, à l’examen des
camarades. On peut dire en abrégeant que l’humanité a connu jusqu’ici deux for-
mes principales d’oppression, l’une, esclavage ou servage, exercée au nom de la
force armée, l’autre au nom de la richesse
transformée ainsi en capital ; il s’agit de
savoir s’il n’est pas en ce moment en train de leur succéder
une oppression d’une
espèce nouvelle, l’oppression exercée au nom de la fonction.
* * *
La lecture même de Marx montre avec évidence que déjà, il y a un demi-
siècle, le capitalisme
avait subi des modifications
profondes et de nature à transformer le mécanisme même de l’oppression.
Cette transformation n’a fait que s’accentuer depuis la mort de Marx jusqu’à nos
jours, et à un rythme particulièrement
accéléré durant la période d’après-guerre. Déjà dans Marx il apparaît que le
phénomène
qui définit le capitalisme,
 à savoir l’achat et la vente de la force de travail,
est devenu, au cours du développement de
la grande industrie, un facteur subordonné dans l’oppression des masses laborieuses
; l’instant décisif, quant à l’asservissement du travailleur, n’est plus celui
où, sur le marché du travail, l’ouvrier
vend son temps au patron, mais celui où, à peine le seuil de l’usine franchi, il est
happé par l’entreprise. On connaît, à ce su
jet, les terribles formules de Marx :
« Dans l’artisanat et la manufacture, le
travailleur se sert de l’outil ; dans la fabrique, il est au service de la machine. »
« Dans la fabrique existe un mécanisme
mort indépendant des ouvriers, et qui se les incorpore comme des rouages
vivants. » « Le renversement (du rapport
entre le travailleur et les conditions du
travail) ne devient une réalité saisissable
 dans la technique elle-même qu’avec le
machinisme. » « La séparation des forces spirituelles du procès de production
d’avec le travail manuel, et leur transformation en forces d’oppression du capital
sur le travail, s’accomplit pleinement… dans
la grande industrie construite sur la
base du machinisme. Le détail de la destinée individuelle… de
l’ouvrier travaillant
à la machine disparaît comme une mesquinerie devant la science, les formidables
forces naturelles et le travail collectif qui sont cristallisés dans le système des ma-
chines et constituent la puissance du maître. » Si l’on néglige la manufacture, qui
peut être regardée comme une simple transition, on peut dire que l’oppression des
ouvriers salariés, d’abord fondée essentiellement sur les rapports de propriété et
d’échange, au temps des ateliers, est devenue par le machinisme un simple aspect
des rapports contenus dans la technique même de la production. À l’opposition
créée par l’argent entre acheteurs et vendeurs
 de la force de travail s’est ajoutée
une autre opposition, créée par le moyen
même de la production, entre ceux qui
disposent de la machine et ceux dont la machine dispose. L’expérience russe a
montré que, contrairement à ce que Marx a trop hâtivement admis, la première de
ces oppositions peut être supprimée sans que disparaisse la seconde. Dans, les
pays capitalistes, ces deux oppositions coexistent, et cette
coexistence crée une
confusion considérable. Les mêmes hommes
se vendent au capital et servent la
machine ; au contraire, ce ne sont pas
toujours les mêmes hommes qui disposent
des capitaux et qui dirigent l’entreprise.
À vrai dire, il existait encore, il n’y a
pas bien longtemps, une catégorie d’ouvriers qui, tout en étant salariés, n’étaient
pas de simples rouages vivants au service
des machines, mais exécutaient au contraire leur travail en utilisant les machines
avec autant de liberté, d’initiative et d’intelligence que l’artisan qui manie son
outil ; c’étaient les ouvriers
qualifiés. Cette catégorie d’ouvriers qui, dans chaque
entreprise, constituait le facteur essentiel de la
production a été à peu près supprimée par la rationalisation ; à présent un
régleur se charge de disposer une certaine quantité de machines selon les exigen
ces du travail à exécuter et le travail
est accompli sous ses ordres par des manoeuvres spécialisés, capables seulement
de faire fonctionner un type de machine et
un seul par des gestes toujours identiques et auxquels l’intelligence n’a aucune
part. Ainsi l’usine est partagée, actuellement, en deux camps nettement délimités,
ceux qui exécutent le travail sans y
prendre à proprement parler aucune part active,
et ceux qui dirigent le travail sans
rien exécuter. Entre ces deux fractions de
la population d’une entreprise, la machine elle-même constitue une
barrière infranchissable. En même temps, le développement
 du système des sociétés anonymes
a établi une barrière, à vrai dire moins
nette, entre ceux qui dirigent l’entreprise et ceux qui la possèdent. Un homme
comme Ford, à la fois capitaliste et chef
d’entreprise, apparaît de nos jours comme
une survivance du passé, ainsi que l’a remarqué l’économiste américain Pound.
« Les entreprises », écrit Palewski dans
un livre paru en 1928, « tendent de plus
en plus à échapper des mains de ces capitaines d’industrie, chefs et possesseurs
primitifs de l’affaire… L’ère des conquérants tend peu à peu à n’être que le passé.
Nous arrivons à l’époque qu’on a pu appeler l’ère des techniciens de
la direction, et
ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des capitalistes que les
ouvriers. Le chef n’est plus un capitaliste
maître de l’entreprise, il est remplacé par
un conseil de techniciens. Nous vivons encore sur ce passé si
proche et l’esprit a quelque peine à saisir
cette évolution. »
Ici encore il s’agit d’un phénomène que
Marx avait aperçu. Seulement, tandis
qu’au temps de Marx le personnel administra
tif de l’entreprise n’était guère qu’une
équipe d’employés au service
des capitalistes, de nos jours, en face des petits
actionnaires réduits au simple
rôle de parasites et des grands capitalistes principalement
occupés du jeu financier, les « techniciens de la direction » constituent une
couche sociale distincte, dont l’importance
tend a croître et qui absorbe par diver-
ses voies une quantité considérable des profits. Laurat,
 analysant dans son livre
sur l’U.R.S.S. le mécanisme de l’exploitation
 exercée par la bureaucratie, note que
« la consommation personnelle des bureaucrates », consommation disproportion-
née, dans l’ensemble, avec la valeur des services rendus par eux, « effectuée
régulièrement  et à titre de revenu fixe », s’opère quasi
indépendamment des nécessites
d’accumulation qui ne se matérialisent dans
la rubrique « bénéfices » que lorsque
les « frais d’administration », c’est-à-dire
les besoins de la bureaucratie, sont cou-
verts ; et il oppose à ce système le système
 capitaliste où « la nécessité de l’accumulation
prime le versement du dividende ».
 Mais il oublie que,, si l’accumulation
passe avant les dividendes, les « frais d’administration », dans les sociétés
capitalistes tout comme en U.R.S.S.,
passent avant l’accumulation. Jamais ce phénomène
 n’a été si frappant qu’aujourd’hui, où des entreprises
proches de la faillite, ayant
renvoyé une foule d’ouvriers, travaillant au
tiers ou au quart de leur capacité de
production, conservent presque intact
un personnel administratif composé de
quelques directeurs grassement rétribués
et d’employés mal payés, mais en quantité
 tout à fait disproportionnée avec le rythme de la production. Ainsi il y a, autour
de l’entreprise, trois couches sociales bien
 distinctes : les ouvriers, instruments
passifs de l’entreprise, les capitalistes
dont la domination repose sur un système
économique en voie de décomposition, et
les administrateurs qui s’appuient au
contraire sur une technique dont l’évolution
ne fait qu’augmenter leur pouvoir.
Ce développement de la bureaucratie dans l’industrie n’est que l’aspect le plus
caractéristique d’un phénomène tout à fait
général. L’essentiel de ce phénomène
consiste dans une spécialisation qui s’accentue
 de jour en jour. La transformation
qui a eu lieu dans l’industrie, où les ouvriers
 qualifiés, capables de comprendre et
de manier toutes sortes de machines,
ont été remplacés par des manoeuvres spé-
cialisés, automatiquement dressés à servir
une seule espèce de machine, cette
transformation est l’image d’une évolution
qui s’est produite dans tous les domaines. Si les ouvriers sont
de plus en plus dépourvus de
connaissances techniques,
les techniciens, non seulement sont souvent
assez ignorants de la pratique du travail,
mais encore leur compétence est en
bien des cas limitée à un domaine tout à
fait restreint ; en Amérique on s’est même mis a créer des ingénieurs spécialisés,
comme de vulgaires manoeuvres, dans une
catégorie déterminée de machines, et,
chose significative, l’U.R.S.S. s’est empressée d’imiter l’Amérique sur ce point. Il
va de soi, au reste, que
les techniciens ignorent les fondements théoriques des
connaissances qu’ils utilisent. Les savants, à leur tour, non seulement restent
étrangers aux problèmes techniques, mais
sont de plus entièrement privés de cette
vue d’ensemble qui est l’essence même de
la culture théorique. On pourrait compter
 sur les doigts, dans le monde entier, les savants qui ont un aperçu de l’histoire
et du développement de leur
propre science ; il n’en est point qui soit réellement
compétent à l’égard des sciences autres
que la sienne propre. Comme la science
forme un tout indivisible, on peut dire qu’
il n’y a plus a proprement parler de sa-
vants, mais seulement des manoeuvres du
travail scientifique, rouages d’un en-
semble que leur esprit n’embrasse point.
On pourrait multiplier les exemples.
Dans presque tous les domaines, l’individu, enfermé dans les limites d’une compé-
tence restreinte, se trouve pris dans un en
semble qui le dépasse, sur lequel il doit
régler toute son activité, et dont il ne
peut comprendre le fonctionnement. Dans
une telle situation, il est
une fonction qui prend une
importance primordiale, à
savoir celle qui consiste simplement
à coordonner ; on peut la nommer fonction
administrative ou bureaucratique. La rapidité
avec laquelle la bureaucratie a
envahi presque toutes les branches de
l’activité humaine est quelque chose de stupéfiant
 des qu’on y songe. L’usine rationalisée,
où l’homme se trouve privé, au profit
d’un mécanisme inerte, de tout ce qui est
initiative, intelligence, savoir, méthode,
est comme une image de la société actuelle.
Car la machine bureaucratique, pour
être formée dé chair, et de chair bien
nourrie, n’en est pas moins aussi irresponsable
 et aussi inconsciente que les machines
de fer et d’acier. Toute l’évolution de la
société actuelle tend à développer les diverses formes
d’oppression bureaucratique
et à leur donner une sorte d’autonomie
par rapport au capitalisme proprement dit.
Aussi notre devoir est-il de
définir ce nouveau facteur politique plus clairement
que n’a pu le faire Marx.
À vrai dire, Marx avait bien aperçu la
force d’oppression
que constitue la bureaucratie. Il avait parfaitement vu que le
véritable obstacle aux réformes émancipatrices
 n’est pas le système des échanges
et de la propriété, mais « la machine
bureaucratique et militaire » de
l’État. Il avait bien compris que la tare la plus
honteuse qu’ait à effacer le socialisme, ce n’est
 pas le salariat, mais « la dégradante
division du travail manuel et du travail intellectuel » ou,
selon une autre formule,
« la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ». Mais
Marx ne s’est pas demandé s’il ne s’agit
pas là d’un ordre de problèmes indépendant
des problèmes que pose le jeu de
l’économie capitaliste proprement dite.
Bien qu’il ait assisté à la séparation de la
propriété et de la fonction dans l’entreprise
 capitaliste, il ne s’est pas demandé si
la fonction administrative, dans la mesure
 où elle est permanente, ne pourrait
pas, indépendamment de tout monopole
de la propriété, donner naissance à une
nouvelle classe oppressive. Et cependant
si l’on voit très bien comment une révolution
 peut « exproprier les expropriateurs », on ne voit pas comment
 un mode de production fondé sur la subordination
de ceux qui exécutent a ceux qui coordonnent
pourrait ne pas produire automatiquement
une structure sociale définie par
la dictature d’une caste bureaucratique.
Non pas qu’on ne puisse imaginer un
contrôle et un système de roulement qui
rétablirait l’égalité aussi bien dans l’État
que dans le procès même de la production
industrielle ; mais en fait, quand une
couche sociale se trouve pourvue d’un
monopole quelconque, elle le conserve jusqu’à
ce que les bases mêmes en soient
sapées par le développement historique.
C’est ainsi que le féodalisme est tombé non
pas sous la poussée des masses populaires
s’emparant elles-mêmes de la force
armée, mais par la substitution du commerce à la guerre comme moyen principal
de domination. De même, la couche sociale définie par l’exercice des fonctions
d’administration n’acceptera jamais, quel que soit le régime légal de la propriété,
d’ouvrir l’accès de ces fonctions aux masses
 laborieuses, d’apprendre « à chaque
cuisinière à gouverner l’État » ou à chaque
manœuvre à diriger l’entreprise. Tout
régime de domination d’une classe sur une
autre répond en somme, dans l’histoire,
à la distinction entre une fonction sociale dominante et
une ou plusieurs fonctions
subordonnées ; ainsi, au moyen âge, la
production était quelque chose de subordonne
 par rapport à la défense des champs à main armée ; à l’étape suivante, la
production, devenue essentiellement industrielle, s’est trouvée subordonnée à la
circulation. Il y aura socialisme quand la
fonction dominante sera le travail productif lui-même ; mais c’est ce qui ne
peut avoir lieu tant que durera un système
de production où le travail proprement dit se trouve subordonné,
par l’intermédiaire de la machine, à la fonction consistant
 à coordonner les travaux. Aucune
expropriation ne peut résoudre
ce problème, contre lequel s’est brisé l’héroïsme des
ouvriers russes. La suppression de la division des hommes en capitalistes et en
prolétaires n’implique nullement que doive disparaître, même progressivement,
« la séparation des forces spirituelles du travail d’avec le travail manuel ».
Les technocrates américains ont tracé
un tableau enchanteur d’une société où,
le marché étant supprimé, les techniciens
 se trouveraient tout-puissants, et useraient
de leur puissance de manière à donner à
tous le plus de loisir et de bien-être
possible. Cette conception rappelle, par son caractère
utopique, celle du despotisme
 éclairé chère à nos pères. Toute puissance exclusive et non contrôlée devient
oppressive aux mains de ceux qui en détiennent le monopole. Et des à présent l’on
voit fort bien comment se dessine, a l’intérieur même du système capitaliste,
l’action oppressive de cette couche sociale nouvelle.
Sur le terrain de la production, la
bureaucratie, mécanique irresponsable,
engendre, comme l’a noté Laurat à propos
de l’U.R.S.S., d’une part un parasitisme sa
ns limites, d’autre part une anarchie qui,
en dépit de tous les « plans », équivaut
pour le moins à l’anarchie causée par la
concurrence capitaliste. Quant aux rapports
entre la production et la consommation,
 il serait vain d’espérer qu’une caste
bureaucratique, qu’elle soit russe ou
américaine, les rétablisse en subordonnant la
première à la seconde. Tout groupe
humain qui exerce une puissance l’exerce, non
pas de manière à rendre heureux ceux
qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance
; c’est là une question de vie ou de mort pour n’importe quelle
domination. Tant que la production
en est restée a un stade primitif, la question de la puissance s’est résolue par les
armes. Les transformations économiques l’ont
transportée sur le plan de la
production elle-même ; c’est ainsi qu’est né
le régime capitaliste. L’évolution du
régime a, par la suite, rétabli la guerre comme moyen essentiel de
lutte pour le pouvoir,
mais sous une autre forme ; la supériorité dans la lutte militaire suppose, de
nos jours, la supériorité dans la production elle-même.
Si la production a pour fin,
aux mains des capitalistes, le jeu de la concurrence, elle aurait nécessairement
pour fin, aux mains des techniciens organisés en une bureaucratie
d’État, la préparation à la guerre. Au reste, comme Rousseau
 l’avait déjà compris, aucun système
d’oppression n’a intérêt au bien-être des opprimés ; c’est sur la misère que
l’oppression peut peser le plus aisément de tout son poids.
Quant à l’atmosphère morale que peut
amener un régime de dictature bureaucratique, on peut dès à présent
 se rendre compte de ce qu’elle peut être.
Le capitalisme n’est qu’un système d’exploitation du travail productif ; si l’on excepte les
tentatives d’émancipation du prolétariat, il
a donné un libre essor, dans tous les
domaines, a l’initiative, au libre examen, à
l’invention, au génie. Au contraire, la
machine bureaucratique, qui exclut tout juge
ment et tout génie, tend, par sa structure
même, à la totalité des pouvoirs. Elle
menace donc l’existence même de tout
ce qui est encore précieux pour nous dans le régime bourgeois., Au lieu du choc
des opinions contraires, on aurait, sur
toutes choses, une opinion officielle dont
nul ne pourrait, s’écarter ; au lieu du cynisme propre au système capitaliste, qui
dissout tous les liens
d’homme à homme pour les remplacer par de purs rapports
d’intérêts, un fanatisme soigneusement cultivé, propre à faire de la misère, aux
yeux des masses, non plus un fardeau
passivement supporté, mais un sacrifice
librement consenti ; un mélange de dévouement
 mystique et de bestialité sans
frein ; une religion de l’État qui étoufferait
toutes les valeurs individuelles, c’est-à-
dire toutes les valeurs vraies. Le système
 capitaliste et même le régime féodal,
qui, par le désordre qu’il comportait,
permettait çà et là a des individus et à des
collectivités de se développe
r d’une manière indépendante, sans parler de ce bien-
heureux régime grec où les esclaves
étaient du moins employés à nourrir des
hommes libres, toutes ces formes d’oppression
 apparaissent comme des formes de
vie libre et heureuse auprès d’un
 système qui anéantirait méthodiquement toute
initiative, toute culture, toute pensée.
Sommes-nous réellement menaces d’être soumis à un tel régime ? Nous en
sommes peut-être plus que menacés ; il semble que nous le voyions se développer
sous nos yeux. La guerre, qui se continue
sous forme de préparation à la guerre, a
donné une fois pour toutes à l’appareil d’État un rôle important dans la production.
Bien que, même en pleine lutte, les intérêts des capitalistes aient souvent passé
avant l’intérêt de la défense nationale, comme le montre l’exemple de Briey, la
préparation systématique à la guerre suppose
 pour chaque État une certaine réglementation de l’économie, une certaine
 tendance vers l’indépendance économique.
D’autre part, dans tous les domaines, la
bureaucratie s’est, depuis la guerre,
monstrueusement développée. Certes la
bureaucratie ne s’est pas encore constituée
 en un système d’oppression ; si elle s’est infiltrée partout, elle demeure
cependant diffuse, dispersée en une foule d’appareils que le jeu même du régime
capitaliste empêche de se cristalliser autour d’un noyau central,
Fried, le principal théoricien de la revue
Die Tat, disait en 1930 : « Nous sommes pratiquement sous
la domination de la bureaucratie syndicale,
de la bureaucratie industrielle et de la
bureaucratie d’État, et ces trois bureaucraties se ressemblent tant qu’on pourrait
mettre l’une à la place de l’autre. » Or, sous l’influence de la crise, ces trois
bureaucraties tendent à se fondre en un
appareil unique. C’est ce qu’on voit en Amérique,
 où Roosevelt, sous l’influence d’une pléiade de techniciens, essaie de fixer
les prix et les salaires, en accord avec les unions d’industriels et d’ouvriers. C’est
ce qu’on voit en Allemagne, où, avec une rapidité. foudroyante, l’appareil d’État
s’est annexé l’appareil syndical et tend à mettre la main sur l’économie. Quant à la
Russie, il y a longtemps que les trois bureaucraties de l’État, des entreprises et des
organisations ouvrières n’y forment plus qu’un seul et même appareil.
La question des perspectives se pose ainsi de deux manières ; d’une part, pour
la Russie où les masses travailleuses ont
exproprié propriétaires et capitalistes, il
s’agit de savoir si la bureaucratie peut
effacer, sans guerre civile, jusqu’aux traces
des conquêtes d’Octobre. Il semble bien
que les faits nous contraignent, malgré
Trotsky, à répondre par l’affirmative. Quant aux autres pays, il faut examiner si le
capitalisme proprement dit peut y périr
sans une semblable expropriation, par une
simple transformation du sens de la propriété. Sur ce point, les
faits sont beaucoup moins clairs. Certes l’on peut dire que dès
maintenant le régime capitaliste n’existe
plus a proprement parler. Il n’y a plus à
proprement parler de marché du travail.
La réglementation du salaire et de l’embauche, le service du travail semblent au-
tant d’étapes dans la transformation du
salariat en une forme d’exploitation nouvelle.
Il semble aussi qu’en Allemagne les
 commissaires installés par Hitler dans
les trusts et les grandes entreprises,
exercent réellement -un pouvoir dictatorial.
L’abandon systématique de la monnaie or
dans le monde est aussi un phénomène
important. D’autre part il faut tenir compte
de faits tels que la « clôture de la révolution nationale » en Allemagne et la
constitution d’un conseil supérieur de l’économie
 qui comprend tous les magnats. Cependant le mouvement national-
socialiste est loin d’avoir dit son dernier Mot. Les capitulations successives de la
bourgeoisie devant ce mouvement montrent assez quel est le rapport des forces.
La séparation de la propriété et de l’entreprise, qui a transformé la plupart des
propriétaires de capital en simples parasites,
permet des mots d’ordre tels que « la lutte contre l’esclavage de l’intérêt », qui
sont anticapitalistes sans être prolétariens. Quant aux grands magnats du capital
industriel et financier, leur participation à la dictature économique de l’État
n’exclut pas nécessairement la suppression
du rôle qu’ils ont joué jusqu’ici dans l’économie. Enfin, si les phénomènes
politiques peuvent être considérés comme des
signes de l’évolution économique, on ne
peut négliger le fait que tous les courants politiques qui
touchent les masses, qu’ils
s’intitulent fascistes, socialistes ou communistes, tendent à la même forme de
capitalisme d’État. Seuls s’opposent à ce grand courant quelques défenseurs du
libéralisme économique, de plus en plus timides et de moins en moins écoutés. Bien
rares sont ceux de nos camarades qui se souviennent qu’on pourrait y opposer
aussi la démocratie ouvrière. En présence
de tous ces faits, et de bien d’autres,
nous sommes contraints de nous demander
nettement vers quel régime nous mènera la crise actuelle, si
elle se prolonge, ou, en cas d’un retour rapide de la bonne
conjoncture, les crises ultérieures.
Devant une semblable évolution, la pire déchéance serait d’oublier nous-
mêmes le but que nous poursuivons. Cette
déchéance a déjà atteint plus ou moins
gravement un grand nombre de nos camarades, et elle nous menace tous. N’ou-
blions pas que nous voulons faire de l’individu et non de la collectivité la suprême
valeur. Nous voulons faire des hommes complets en supprimant cette
spécialisation qui nous mutile tous. Nous voulons donner
 au travail manuel la dignité a laquelle il a droit, en donnant à l’ouvrier la
pleine intelligence de la technique au
lieu d’un simple dressage ; et donner à l’intelligence son objet propre,
en la mettant en contact avec le monde par le moyen du travail.
 Nous voulons mettre en
pleine lumière les rapports véritables de l’homme et de la nature, ces rapports que
déguise, dans toute société fondée sur l’exploitation, « la dégradante division du
travail en travail intellectuel
 et travail manuel ». Nous voulons rendre à l’homme,
c’est-à-dire à l’individu, la domination qu’il a pour fonction propre d’exercer sur la
nature, sur les outils, sur la société elle-même ; rétablir la subordination des
conditions matérielles du travail par rapport aux travailleurs ; et au lieu de
supprimer la propriété individuelle, « faire de
la propriété individuelle une vérité, en
transformant les moyens de production… qui
servent aujourd’hui surtout à asservir
et exploiter le travail, en de simples
instruments du travail libre et associé ».
C’est là la tâche propre de notre génération. Depuis plusieurs siècles, depuis la
Renaissance, les hommes de pensée et
d’action travaillent méthodiquement à rendre l’esprit humain maître des forces de la
nature ; et le succès a dépassé les espérances. Mais au cours du siècle dernier
l’on a compris que la société elle-même est
une force de la nature, aussi aveugle que
les autres, aussi dangereuse pour l’homme s’il ne parvient pas à la maîtriser.
Actuellement cette force pèse sur nous plus
cruellement que l’eau, la terre,
l’air et le feu ; d’autant qu’elle a elle-même entre ses
mains, par les progrès de la technique, le maniement de l’eau,
 de la terre, de l’air et du feu.
L’individu s’est trouvé brutalement dépossédé des moyens de combat et de
travail ; ni la guerre ni la
production ne sont plus possibles sans une subordination
totale de l’individu à l’outillage collectif
. Or le mécanisme social, par son fonctionnement aveugle, est en train, comme le
montre tout ce qui arrive depuis août
1914, de détruire toutes les conditions du bien-être matériel et moral de l’individu,
toutes les conditions du développement intellectuel et de la culture. Maîtriser ce
mécanisme est pour nous une question de vie
ou de mort ; et le maîtriser, c’est le soumettre à l’esprit humain, c’est-à-dire à
l’individu. La subordination de la société
à l’individu, c’est la définition de la démocratie véritable, et c’est aussi celle du
socialisme. Mais comment maîtriser cette
puissance aveugle, alors qu’elle possède, comme Marx l’a montré en des formules
saisissantes, toutes les forces intellectuelles et matérielles cristallisées en un
monstrueux outillage ? Nous chercherions
en vain dans la littérature marxiste une réponse
à cette question.
Faut-il donc désespérer. ? Certes les raisons ne manqueraient pas. L’on voit
mal où l’on pourrait placer son espérance. La capacité de juger librement se fait de
plus en plus rare, en particulier dans les milieux intellectuels, par cette
spécialisation qui force chacun, dans les questions
fondamentales que pose chaque recherche théorique, à croire sans savoir. Ainsi,
même dans le domaine de la théorie
pure, le jugement individuel se trouve
découronne devant les résultats acquis par
l’effort collectif. Quant à la classe ouvrière,
sa situation d’instrument passif de la
production ne la prépare guère à prendre ses
 propres destinées en mains. Les générations actuelles ont été d’abord décimées
et démoralisées par la guerre ; puis la
paix et la prospérité, une fois revenues,
ont amené d’une part un luxe et une fièvre
de spéculation qui ont profondément corrompu toutes les couches de la
population, d’autre part des modifications techniques qui ont enlevé à la classe ouvrière
sa force principale. Car l’espoir du mouvement révolutionnaire reposait sur les
ouvriers qualifiés, seuls à unir, dans le travail industriel, la
réflexion et l’exécution, à prendre une part active
et essentielle dans la marche de l’entreprise, seuls
capables de se sentir prêts à assumer un jour la responsabilité
de toute la vie économique et politique. En fait, ils formaient le noyau le plus solide des
organisations révolutionnaires. Or la rationalisation
a supprimé leur fonction et n’a guère
laissé subsister que des manoeuvres spécialisés, complètement asservis à la ma-
chine. Ensuite est venu le chômage, qui s’est abattu sur la classe ouvrière ainsi
mutilée sans provoquer de réaction. S’il a exterminé moins d’hommes que la guerre,
il a produit un abattement autrement
profond, en réduisant de larges masses ouvrières, et en particulier
toute la jeunesse, à une situation de parasite qui, à for-
ce de se prolonger, a fini par sembler définitive à ceux qui la subissent. Les
ouvriers qui sont demeurés dans les entreprises ont fini par considérer eux-mêmes le
travail qu’ils accomplissent non plus comme une activité indispensable à la
production, niais comme une faveur accordée par l’entreprise. Ainsi le chômage, là
où il est le plus étendu, en arrive à réduire le prolétariat t
out entier à un état d’esprit de parasite. Certes la prospérité peut
revenir, mais aucune prospérité ne peut
sauver les générations qui ont passé leur
adolescence et leur jeunesse dans une
oisiveté plus exténuante que
le travail, ni préserver les générations suivantes d’une
nouvelle crise ou d’une nouvelle guerre. Les
 organisations peuvent-elles donner
au prolétariat la force qui lui manque ?
La complexité même du régime capitaliste,
 et par suite des problèmes que pose la
lutte à mener contre lui, transporte dans
le sein même du mouvement ouvrier « la dégradante division du travail en travail
manuel et travail intellectuel ». La lutte spontanée s’est toujours révélée
impuissante, et l’action organisée sécrète en
quelque sorte automatiquement un appareil
de direction qui, tôt ou tard, devient oppressif.
 De nos jours cette oppression s’effectue sous la forme d’une liaison organique
soit avec l’appareil d’État national,
soit avec l’appareil d’État russe. Et ainsi nos efforts risquent, non seulement de
rester vains, mais encore de se tourner
contre nous, au profit de notre ennemi
capital, le fascisme. Le travail d’agitation, en exaspérant la révolte, peut favoriser la
démagogie fasciste, comme le montre l’exemple du parti communiste allemand.
Le travail d’organisation, en développant la bureaucratie, peut
favoriser également l’avènement du fascisme, comme le montre
l’exemple de la social-démocratie. Les
militants ne peuvent pas remplacer la classe ouvrière. L’émancipation des
 travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ou elle ne sera pas. Or le fait le
plus tragique de l’époque actuelle, c’est que
la crise atteint le prolétariat plus profondément que la classe capitaliste, de
sorte qu’elle apparaît comme n’étant pas
simplement la crise d’un régime, mais de notre société elle-même.
Ces vues seront sans doute taxées de défaitisme, même par des camarades qui
cherchent à voir clair. Il
est douteux cependant que nous ayons avantage à
employer dans nos rangs le vocabulaire de
l’État-major. Le terme même de découragement ne saurait avoir de sens parmi
nous. La seule question qui se pose est de
savoir si nous devons ou non continuer à lutter ; dans le premier cas, nous
 lutterons avec autant d’ardeur que si la victoire
était sûre. Il n’y a aucune difficulté, une
fois qu’on a décidé d’agir, à garder intacte,
sur le plan de l’action, l’espérance même qu’un examen critique a montré être
presque sans fondement ; c’est là l’essence
 même du courage. Or, étant donne qu’une
défaite risquerait d’anéantir, pour une
période indéfinie, tout ce qui fait a nos yeux la valeur
de la vie humaine, il est clair que nous devons lutter
 par tous les moyens qui nous semblent avoir une
chance quelconque d’être efficaces. Un homme
que l’on jetterait à la mer en plein
océan ne devrait pas se laisser couler, malgré le peu de chances qu’il aurait de
trouver le salut, mais nager jusqu’à l’épuisement. Et nous ne sommes pas
véritablement sans espoir. Le seul fait que
nous existons, que nous concevons et voulons autre chose que ce qui existe,
constitue pour nous une raison d’espérer. La
classe ouvrière contient encore, dispersés
çà et là, en grande partie hors des organisations,
 des ouvriers d’élite, animés de cette force d’âme et d’esprit que l’on ne
trouve que dans le prolétariat, prêts, le
cas échéant, à se consacrer tout entiers,
avec la résolution et la conscience qu’un
bon ouvrier met dans son travail, à l’édification d’une société raisonnable. Dans
des circonstances favorables, un mouve-
ment spontané des masses peut les porter au
premier plan de la scène de l’histoire.
En attendant, l’on ne peut que les aider à
se former, à réfléchir, à prendre de l’influence dans les organisations ouvrières
restées encore vivantes, c’est-à-dire, pour
la France, dans les syndicats,
enfin à se grouper pour mener, dans la rue ou dans
les entreprises, les actions qui sont encore
 possibles malgré l’inertie actuelle des
masses. Un effort tendant à grouper tout
ce qui est resté sain au cœur même des
entreprises, en évitant aussi bien l’excitation
des sentiments élémentaires de révolte que la cristallisation d’un appareil, ce
n’est pas encore grand chose, mais il n’y a
pas autre chose. Le seul espoir du socialisme réside dans ceux
qui, dès à présent,
ont réalisé en eux-mêmes, autant qu’il es
t possible dans la société d’aujourd’hui,
cette union du travail manuel
et du travail intellectuel qui définit la société que
nous nous proposons.
Mais, à côté de cette tache, l’extrême faiblesse des armes dont nous disposons
nous oblige à en entreprendre
 une autre. Si, comme ce
n’est que trop possible,
nous devons périr, faisons en sorte que nous ne périssions pas sans avoir existé.
Les forces redoutables que nous avons à combattre s’apprêtent à nous écraser ; et
certes elles peuvent nous empêcher d’exister
pleinement, c’est-à-dire d’imprimer
au monde la marque de notre volonté.
Mais il est un domaine où elles Sont impuissantes. Elles ne peuvent nous empêcher
de travailler à concevoir clairement
l’objet de nos efforts, afin que, si nous ne pouvons accomplir ce que nous voulons,
nous l’ayons du moins voulu, et non pas désiré
aveuglément ; et d’autre part notre
faiblesse peut à la vérité nous empêcher de vaincre, mais non pas de comprendre
la force qui nous écrase. Rien au monde ne
peut nous interdire d’être lucides. Il n’y
a aucune contradiction entre cette tâche d’éclaircissement théorique et les tâches
que pose la lutte effective ; il y a corrélation au contraire, puisqu’on ne peut agir
sans savoir ce que Pori veut, et quels obstacles on a à vaincre. Néanmoins, le
temps dont nous disposons étant de toutes
manières limité, l’on est forcé de le
répartir entre la réflexion et l’action, ou,
pour parler plus modestement, la préparation à l’action. Cette répartition
 ne peut être déterminée par aucune règle, mais
seulement par le tempérament, la tournure
 d’esprit, les dons naturels de chacun,
les conjectures que chacun forme concernant
l’avenir, le hasard des circonstances.
En tout cas le plus grand malheur pour
nous serait de périr impuissants à la fois à réussir et à comprendre.
(Révolution Prolétarienne, no 158, 25 août 1933.)
Réflexions concernant
la technocratie, le national-socialisme,
l’U.R.S.S. et quelques autres points
suite…