Le LSD et les années psychédéliques



Auteurs : Gnoli Antonio – Volpi Franco
Ouvrage : Le LSD et les années psychédéliques Entretiens anc Albert Hofmann
Année : 2003

Traduit de l’italien par René de Ceccatty

Introduction
Quand tout débuta pour nous, Albert Hofmann avait l’âge respectable
de quatre-vingt-onze ans, une solide réputation de savant humaniste et
une histoire extraordinaire à raconter.
Ce que vous vous apprêtez à lire n’est donc pas seulement le récit de
la manière dont on est parvenu à la découverte du LSD. Et il ne s’agit
qu’en partie d’un éclairage sur une période effervescente de notre
histoire – en gros, les années soixante – où l’acide lysergique supplanta
d’autres substances, s’imposa comme une mode prédominante et aspira
à devenir l’un des emblèmes de la culture alternative.
Ce que nous avions à coeur, c’était, de fait, de profiter d’une situation
exceptionnelle, de la présence et de la disponibilité d’Albert Hofmann,
pour tenter de dégager les caractéristiques d’une expérience, comme on
le verra, unique en son genre. Et surtout de permettre la rencontre d’un
homme qui fut dionysiaque sans être subversif, littéraire sans sombrer
dans le romanesque, onirique sans la prétention d’imposer une énième
lecture de l’inconscient.
On prétend que la rencontre entre des êtres humains favorise parfois
la connaissance des choses qu’ils portent en eux-mêmes et que ces
dernières sont intéressantes dans la mesure où quiconque en est le
dépositaire est en mesure de les éclairer. Ce qui nous intéressait, ce
n’était pas la chose, mais la personne qui la possédait. De sorte que
notre intérêt pour la drogue n’est qu’oblique et indirect. Ce qui avant
tout nous intriguait et nous attirait était la personne d’Albert Hofmann,
en même temps que son monde culturel et symbolique, riche
d’implications étranges et insoupçonnables, que sa découverte a
évoquées, avec les personnages qu’il a connus, ses convictions, et la
vision du monde qui a mûri en lui.
De ce point de vue, il est clair que le présent livre ne doit pas être lu
comme une sorte de bilan de l’affrontement incontournable entre ce
qui est bien et ce qui est mal. Avec toutes les précautions, les attentions,
les distinguos disséminés dans le texte, nous pensons que n’importe qui
est aujourd’hui en mesure d’en évaluer personnellement les risques et
les pièges.

Il serait donc restrictif, sinon déplacé, de limiter le cas Hofmann
entre les frontières morales du « problème de la drogue ». La réalité et
l’imaginaire que son nom évoque sont beaucoup plus amples et
relèvent d’une autre catégorie.
Des associations plus profondes et plus pertinentes apparaissent
déjà, si l’on place le phénomène dans une perspective culturelle, en
rappelant le sens sacré qu’il revêtait au sein des grandes civilisations
traditionnelles. Ou même si on le considère dans les termes où les
ancêtres de la médecine occidentale le concevaient : Hippocrate et
Galien. La « drogue » entendue comme substance qui « vainc » le corps
au lieu d’être vaincue par lui, c’est-à-dire assimilée et digérée, et qui,
administrée en doses infimes, produit des transformations organiques
et psychiques spectaculaires.
N’est-il pas surprenant qu’une combinaison insignifiante de
molécules soit en mesure d’altérer, à une puissance incroyable, nos
perceptions et nos sensations, notre imagination et notre créativité, au
point de dilater la conscience que nous avons de nous-mêmes ?
Le nom d’Hofmann fait penser à cela plutôt qu’à la rigide sémantique
du problème de société et de jeunesse, que désormais recouvre le
concept de « drogue ». Pourtant, dans son cas, le problème est mieux
suggéré par le terme de « substances psychotropes » ou
« hallucinogènes » : il focalise l’attention sur ces aspects qui font de sa
découverte si puissante un canal pour explorer et connaître la psyché,
une occasion de transformation et de régénération.
À cela s’ajoute un autre terme efficace pour éclairer l’ensemble
artistique, littéraire et culturel lié à la découverte du LSD : le
« psychédélisme ». Hofmann, qui appartient à la génération patriarcale
de Jünger, en a été le précurseur et le préparateur, plus que le
défenseur et le participant.
En discutant de « drogues », on est normalement enclin à s’attendre
à être entendu en dépit de ce que le sujet comporte d’interdit, de
transgressif, de provocateur par rapport à la raison et à ses statuts, à la
société et à ses règles. Il n’y a pas de doute que ces composantes – non
dépourvues d’une certaine suggestion rhétorico-sentimentale – ont
accompagné les récits et les descriptions du phénomène et continuent à

le faire. La littérature concernée est suffisamment vaste. On pourrait, si
on le voulait, reconstruire sa fortune, surtout à partir de la seconde
moitié du XIXe siècle.
Il se produisit alors quelque chose d’assez puissant pour retirer à la
raison ses repères les plus solides qui, jusqu’alors, paraissaient
invincibles. Ce fut surtout la littérature et la poésie qui enregistrèrent
les effets d’une telle crise, qui proposèrent une nouvelle façon de
« sentir » la réalité, de placer la « drogue » au centre de leur expérience
esthétique. Qu’il s’agisse d’opium, de haschich ou de quelque autre
substance exotique, l’important était finalement de décrire ce qui
arrivait et d’élever les effets au niveau d’une façon nouvelle d’aborder la
connaissance.
Ce que l’Occident devait par la suite faire des « drogues », à savoir
quelque chose d’interdit et de consommable en même temps, trouvait
ainsi dans le modèle littéraire sa première et féconde contradiction.
Il peut sembler curieux, ou du moins singulier, qu’au moment où
certaines substances dilatent et enrichissent le rêve culturel de certains
protagonistes du XIXe siècle, elles gagnent aussi des zones sociales
placées exactement aux antipodes du salon littéraire.
À l’époque de De Quincey et de Baudelaire, de vastes poches de
population touchées par le paupérisme et par l’épuisement trouvèrent
dans la drogue, avant même que dans le vin, un remède provisoire. Il
serait intéressant de reconstruire cette petite histoire parallèle, au fond
mal connue, qui a accompagné – surtout en Angleterre – la révolution
industrielle. Un dionysisme de masse, étranger à notre sensibilité, mais
au demeurant capable de devancer son temps, soumit des strates non
négligeables de la population aux effets rêveurs et analgésiques de
l’opium et de ses dérivés. Des prostituées, des voleurs, des ouvriers, des
soldats et même des enfants constituèrent les catégories les plus
exposées à l’étourdissement. Une marginalité dévoyée par les effets
insidieux de l’usage de stupéfiants fut enveloppée par une excitation à
bon marché. Une masse mouvante et composite, nocturne et violente,
euphorisée, déprimée, criminalisée représenta un substrat subversif,
inquiétant et par certains aspects peu perceptible.
Il est toutefois indéniable qu’au XIXe siècle les drogues doivent leur

notoriété au fait d’avoir franchi le seuil séduisant de la littérature. Une
métamorphose radicale piège, bouleverse et renverse priorités et
valeurs. Parfois, il semble que le sommeil l’emporte sur la veille, la folie
sur la raison, la nuit sur le jour, l’exception sur la norme, le monstrueux
sur l’ordinaire. Un système de coordonnées mentales, jusqu’alors
considéré comme stable et ferme, inverse ses signes, renonce à ses
prétentions de représentation. Une façon différente et obscure de sentir
se propage alors, impliquant le rapport avec les choses et les êtres. Qu’il
s’agisse d’un voyage initiatique qui a pour dessein de mettre à l’épreuve
les vertus cognitives, potentielles et secrètes, cachées dans les
profondeurs humaines, ou d’un parcours grâce auquel atteindre aux
cimes insoupçonnées du plaisir, le monde, quoi qu’il en soit, semble
suspendre toute législation. Les effets qu’une « drogue » produit
équivalent, de ce fait, à la pénétration d’un no man’s land, dont les
frontières et les caractéristiques sont, en majorité, inconnues.
La crainte qu’une « drogue » peut déchaîner a ici son explication
énigmatique. C’est Jünger qui a exprimé, mieux que quiconque, ce
sentiment de panique menaçante qu’un « voyage » peut receler, comme
déplaisante surprise : « La peur, écrit-il, naît de la perception de
l’inquiétant. »
Les descriptions récurrentes que nos héros proposent, avant même
d’être une expérience littéraire, sont la tentative rassurante de donner
une forme à ce monde inconnu qui se déploie à leurs yeux.
Il est tout aussi évident que les effets des « drogues » ne sont pas des
grandeurs parfaitement mesurables. Elles oscillent et varient en qualité
selon le type de substance, de doses, d’équilibre et de prédisposition de
ceux qui en prennent.
Les résultats synesthésiques du LSD ne sont, en aucun cas,
assimilables à ceux – par exemple – de l’opium, du haschich ou de la
cocaïne. Quand Hofmann décrit l’usage du LSD, pris en compagnie de
son ami Jünger, il n’a aucune intention ni didactique ni le moins du
monde comparable au rituel d’un thé pris à cinq heures. L’attention
qu’il porte à la « forme » – à la disposition dans laquelle on doit se
mettre pour prendre l’acide – suggère, plus qu’une précaution, le besoin
de maintenir en éveil son esprit, d’en conserver l’énergie, d’en

augmenter la sensibilité.
On ne peut savoir à l’avance si ce qui se produira durant le « voyage »
virera cruellement à ce qu’il y a de pire. Un éclair d’extase ou une
conséquence hostile peuvent jaillir d’un même geste. Le sentiment
d’une plénitude existentielle que l’on éprouve devant la libération
soudaine de forces profondes peut être évacué par l’horreur d’une scène
qui, tout à coup, se distord et nous menace. Le bien et le mal perdent de
leur consistance ontologique, conservent tout au plus une forme
archaïque et menaçante de raison en mutation.
Une histoire des drogues – par leur nature ambivalente, sacrée et
scientifique en même temps – compte parmi les choses les plus
obscures et fuyantes qui se puissent raconter. Une fête mouvante naît
des profondeurs : une lumière intérieure provient des choses, les
couleurs se ravivent, l’espace – tel qu’habituellement nous le
percevons – suspend et transmue sa géométrie. La distance perd son
sens, de même qu’est négligeable la position du sujet. On est observé
dans une paradoxale cécité voyante. Les masques tombent. Le temps
annule ses repères. Un état d’exception, où les lois sont suspendues,
engendre un pouvoir absolu quoique illusoire. Où est le début et où est
la fin de cette énigme qui se dit et se dérobe en même temps ?
Toute forme de responsabilité, la plus ténue fût-elle, naît du besoin
de conserver la nature même des rapports sociaux. Il n’est pas dit que la
« drogue » représente une menace de dissolution de ces rapports plus
qu’elle ne produise leur extrême et illusoire transparence. « Par-delà le
bien et le mal » n’indique pas nécessairement le libre arbitre d’un geste,
l’incitation à un choix, l’immoralité d’une condition. Cela peut suggérer
une façon de voir ce qu’il y a derrière d’antiques tabous. En craignant
qu’une fois ces interdits conjurés, les civilisations aillent à vau-l’eau, on
risque de confondre causes et effets. C’est comme d’imaginer que la
décadence des moeurs du peuple romain aurait causé l’effondrement de
l’empire.
L’attrait que la drogue peut exercer devrait être du même type que
celui que Kafka ressentait pour les compagnies d’assurances : tenter de
demeurer ironiquement dans un autre monde, en décrivant combien les
choses qui l’habitent peuvent être impalpables, puissantes et surréelles.

C’est pourquoi toute métaphysique en relation avec le problème de la
drogue doit être reconduite, avec quelques précautions, à l’idée que tout
est lié à tout. N’est-ce pas là la seule façon dont le devenir porte
imprimé sur lui le caractère de l’être ?
Comme on peut donc aisément le deviner, Le LSD n’est pas un livre
sur la drogue. Ou plutôt il n’est pas simplement cela. Bien que nos
entretiens avec Hofmann aient effectivement tourné autour de sa
découverte, en réalité ils se sont élargis vers un horizon de questions
beaucoup plus vastes et problématiques. Il y a un arrière-fond qui
implique la façon dont l’Occident a considéré et vécu son instabilité et
sa précarité. Le résultat est donc quelque chose de différent d’un des
innombrables livres qui existent déjà sur la drogue et des recherches
variées sur les conséquences qu’elle a eues pour notre société et sur la
façon dont elle a compris sa culture.
Quel que soit le jugement que le lecteur, à la fin de cette petite
aventure, pourra se faire, il n’en reste pas moins que, pour cet original
savant suisse, chimiste de métier, la découverte du LSD a signifié le
début d’un parcours qui l’a conduit du monde de la chimie à une vision
contemplative de la nature, et par conséquent à la philosophie et à une
forme toute personnelle de métaphysique.
Tout cela a été le point de départ d’une série de questions et de
réflexions qui l’ont poussé à sonder les profondeurs de l’âme, à y
chercher des correspondances avec l’ordre intrinsèque de la matière et
des éléments, à méditer sur l’homme et sur sa position dans l’univers,
au point d’arriver au seuil du religieux et du divin.
Les conversations sont nées d’une heureuse coïncidence. Dans nos
rencontres avec Ernst Jünger, rapportées dans le livre I prossimi titani
(Adelphi, Milan, 1998), nous avions évoqué de nombreuses
personnalités qui avaient été en contact avec lui. Albert Hofmann
comptait parmi elles. Il nous apparaissait, même, parmi les plus
intéressants. Parmi ceux qu’il nous aurait plu de connaître
personnellement. Jünger, en se remémorant ses liens anciens et récents
avec Hofmann, nous encouragea à lui rendre visite. Nous allâmes donc
le retrouver à Rittimatte, la maison solitaire où il habite, en pleine
nature. Elle est située à la conjonction de trois frontières qui, en cet

endroit, tendent, presque rituellement, à se toucher : la suisse, la
française et, plus éloignée, l’allemande. Préparées par un échange de
lettres, ces rencontres ont eu lieu sur deux jours : le 19 mars 1997 et le
23 janvier 1999. Ce livre est la transcription des entretiens qu’Hofmann
a relus et approuvés.
Antonio Gnoli Franco Volpi

Premier entretien

suite…

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