La société contre l’état


  Anthropologie politique: Comprendre la société originelle pour mieux changer la nôtre (Pierre Clastres)
Auteur : Clastres Pierre
Ouvrage : La société contre l’état Recherches d’anthropologie politique
Année : 1974

chapitre 1

Copernic et les sauvages*
« On disoit à Socrates que quelqu’un ne s’estoit aucunement
amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s’estoit emporté
avecques soy. »
MONTAIGNE

Peut-on questionner sérieusement à propos du pouvoir ? Un fragment de Par-delà
le bien et le mal commence ainsi : « S’il est vrai que de tous les temps, depuis qu’il
y a des hommes, il y a eu aussi des troupeaux humains (confréries sexuelles, communautés,
tribus, nations, Églises, États) et toujours un grand nombre d’hommes obéissant
à un petit nombre de chefs ; si, par conséquent, l’obéissance est ce qui a été le
mieux et le plus longtemps exercé et cultivé parmi les hommes, on est en droit de présumer
que dans la règle chacun de nous possède en lui le besoin inné d’obéir, comme
une sorte de conscience formelle qui ordonne : “Tu feras ceci, sans discuter ; tu t’abstiendras
de cela, sans discuter” ; bref, c’est un “tu feras”. » Peu soucieux, comme souvent,
du vrai et du faux en ses sarcasmes, Nietzsche à sa manière isole néanmoins et
circonscrit exactement un champ de réflexion qui, jadis confié à la seule pensée spéculative,
se voit depuis deux décennies environ commis aux efforts d’une recherche à
vocation proprement scientifique. Nous voulons dire l’espace du politique au centre
duquel le pouvoir pose sa question : thèmes nouveaux, en anthropologie sociale,
d’études de plus en plus nombreuses. Que l’ethnologie ne se soit intéressée que tardivement
à la dimension politique des sociétés archaïques – son objet cependant préférentiel
– voilà qui par ailleurs n’est pas étranger, on tentera de le montrer, à la problématique
même du pouvoir : indice plutôt d’un mode spontané, immanent à notre
culture et donc fort traditionnel, d’appréhender les relations politiques telles qu’elles
se nouent en des cultures autres. Mais le retard se rattrape, les lacunes se comblent ;
il y a désormais assez de textes et de descriptions pour que l’on puisse parler d’une
anthropologie politique, mesurer ses résultats et réfléchir à la nature du pouvoir, à
son origine, aux transformations enfin que l’histoire lui impose selon les types de société
où il s’exerce. Projet ambitieux, mais tâche nécessaire qu’accomplit l’ouvrage
considérable de J.W. Lapierre : Essai sur le fondement du pouvoir politique1. Il s’agit
là d’une entreprise d’autant plus digne d’intérêt qu’en ce livre se trouve d’abord rassemblée
et exploitée une masse d’informations concernant non seulement les sociétés
humaines, mais aussi les espèces animales sociales, et qu’ensuite l’auteur en est un
philosophe dont la réflexion s’exerce sur les données fournies par les disciplines modernes
que sont la « sociologie animale » et l’ethnologie.


* Étude initialement parue dans Critique (n° 270, nov. 1969).
1 J. W. Lapierre, Essai sur le fondement du pouvoir politique, Publication de la Faculté

d’Aix-en-Provence, 1968.


Il est donc ici question du pouvoir politique et, très légitimement, J.W. Lapierre se
demande tout d’abord si ce fait humain répond à une nécessité vitale, s’il se déploie à
partir d’un enracinement biologique, si, en d’autres termes, le pouvoir trouve son lieu
de naissance et sa raison d’être dans la nature et non dans la culture. Or, au terme
d’une discussion patiente et savante des travaux les plus récents de biologie animale,
discussion nullement académique par ailleurs bien que l’on pût en prévoir l’issue, la
réponse est nette : « L’examen critique des connaissances acquises sur les phénomènes
sociaux chez les animaux et notamment sur leur processus d’autorégulation
sociale nous a montré l’absence de toute forme, même embryonnaire, de pouvoir politique…
» (p. 222). Déblayé ce terrain et assurée la recherche de n’avoir point à
s’épuiser de ce côté-là, l’auteur se tourne vers les sciences de la culture et de l’histoire,
pour interroger – section par le volume la plus importante de son enquête – « les
formes “archaïques” du pouvoir politique dans les sociétés humaines ». Les réflexions
qui suivent ont trouvé leur impulsion plus particulièrement dans la lecture de ces
pages consacrées, dira-t-on, au pouvoir chez les Sauvages.
L’éventail des sociétés considérées est impressionnant ; assez largement ouvert en
tout cas pour ôter le lecteur exigeant de tout doute éventuel quant au caractère exhaustif
de l’échantillonnage, puisque l’analyse s’exerce sur des exemples pris en
Afrique, dans les trois Amériques, en Océanie, Sibérie, etc. Bref, une récollection quasi
complète, par sa variété géographique et typologique, de ce que le monde « primitif
» pouvait offrir de différences au regard de l’horizon non archaïque, sur fond de
quoi se dessine la figure du pouvoir politique en notre culture. C’est dire la portée du
débat et le sérieux que requiert l’examen de sa conduite.
On imagine aisément que ces dizaines de sociétés « archaïques » ne possèdent en
commun que la seule détermination de leur archaïsme précisément, détermination
négative, comme l’indique M. Lapierre, qu’établissent l’absence d’écriture et l’économie
dite de subsistance. Les sociétés archaïques peuvent donc profondément différer
entre elles, aucune en fait ne ressemble à une autre et l’on est loin de la morne répétition
qui ferait gris tous les Sauvages. Il faut alors introduire un minimum d’ordre en
cette multiplicité afin de permettre la comparaison entre les unités qui la composent,
et c’est pourquoi M. Lapierre, acceptant à peu près les classiques classifications proposées
par l’anthropologie anglo-saxonne pour l’Afrique, envisage cinq grands types
« en partant des sociétés archaïques dans lesquelles le pouvoir politique est le plus
développé pour arriver finalement à celles qui présentent… presque pas, voire pas du
tout de pouvoir proprement politique » (p. 229). On ordonne donc les cultures primitives
en une typologie fondée en somme sur la plus ou moins grande « quantité » de
pouvoir politique que chacune d’entre elles offre à l’observation, cette quantité de
pouvoir pouvant tendre vers zéro, « … certains groupements humains, dans des
conditions de vie déterminées qui leur permettaient de subsister en petites “sociétés
closes”, ont pu se passer de pouvoir politique » (p. 525).
Réfléchissons au principe même de cette classification. Quel en est le critère ?
Comment définit-on ce qui, présent en plus ou moins grande quantité, permet d’assigner
telle place à telle société ? Ou, en d’autres termes, qu’entend-on, fût-ce à titre
provisoire, par pouvoir politique ? La question est, on l’admettra, d’importance
puisque, dans l’intervalle supposé séparer sociétés sans pouvoir et sociétés à pouvoir,
devraient se donner simultanément l’essence du pouvoir et son fondement. Or, on
n’éprouve pas l’impression, à suivre les analyses pourtant minutieuses de M. Lapierre,
d’assister à une rupture, à une discontinuité, à un saut radical qui, arrachant

les groupes humains à leur stagnation prépolitique, les transformerait en société civile.
Est-ce alors à dire qu’entre les sociétés à signe + et celles à signe –, le passage est
progressif, continu et de l’ordre de la quantité ? S’il en est ainsi, la possibilité même
de classer des sociétés disparaît, car entre les deux extrêmes – sociétés à État et sociétés
sans pouvoir – figurera l’infinité des degrés intermédiaires, faisant à la limite de
chaque société particulière une classe du système. C’est d’ailleurs à quoi aboutirait
tout projet taxinomique de cette sorte, au fur et à mesure que s’affine la connaissance
des sociétés archaïques et que se dévoilent mieux par suite leurs différences. Par
conséquent, dans un cas comme dans l’autre, dans l’hypothèse de la discontinuité
entre non-pouvoir et pouvoir ou dans celle de la continuité, il semble bien qu’aucune
classification des sociétés empiriques ne puisse nous éclairer ni sur la nature du pouvoir
politique ni sur les circonstances de son avènement, et que l’énigme persiste en
son mystère.
« Le pouvoir s’accomplit dans une relation sociale caractéristique : commandement-
obéissance » (p. 44). D’où il résulte d’emblée que les sociétés où ne s’observe
pas cette relation essentielle sont des sociétés sans pouvoir. On y reviendra. Ce qu’il
convient de relever d’abord, c’est le traditionalisme de cette conception qui exprime
assez fidèlement l’esprit de la recherche ethnologique : à savoir la certitude jamais
mise en doute que le pouvoir politique se donne seulement en une relation qui se résout,
en définitive, en un rapport de coercition. De sorte que sur ce point, entre
Nietzsche, Max Weber (le pouvoir d’État comme monopole de l’usage légitime de la
violence) ou l’ethnologie contemporaine, la parenté est plus proche qu’il n’y paraît et
les langages diffèrent peu de se dire à partir d’un même fond : la vérité et l’être du
pouvoir consistent en la violence et l’on ne peut pas penser le pouvoir sans son prédicat,
la violence. Peut-être en est-il effectivement ainsi, auquel cas l’ethnologie n’est
point coupable d’accepter sans discussion ce que l’Occident pense depuis toujours.
Mais il faut précisément s’en assurer et vérifier sur son propre terrain – celui des sociétés
archaïques – si, lorsqu’il n’y a pas coercition ou violence, on ne peut pas parler
de pouvoir.
Qu’en est-il des Indiens d’Amérique ? On sait qu’à l’exception des hautes cultures
du Mexique, d’Amérique centrale et des Andes, toutes les sociétés indiennes sont archaïques
: elles ignorent l’écriture et « subsistent », du point de vue économique.
Toutes, d’autre part, ou presque, sont dirigées par des leaders, des chefs et, caractéristique
décisive digne de retenir l’attention, aucun de ces caciques ne possède de
« pouvoir ». On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs
de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique
se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors
de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de
commandement-obéissance. C’est là la grande différence du monde indien et ce qui
permet de parler des tribus américaines comme d’un univers homogène, malgré l’extrême
variété des cultures qui s’y meuvent. Conformément donc au critère retenu par
M. Lapierre, le Nouveau Monde tomberait en sa quasi-totalité dans le champ prépolitique,
c’est-à-dire dans le dernier groupe de sa typologie, celui qui rassemble les sociétés
où « le pouvoir politique tend vers zéro ». Il n’en est rien cependant, puisque
des exemples américains ponctuent la classification en question, que des sociétés indiennes
sont incluses dans tous les types et que peu d’entre elles appartiennent justement
au dernier type qui devrait normalement les regrouper toutes. Il y a là quelque
malentendu, car de deux choses l’une : ou bien l’on trouve en certaines sociétés des

chefferies non impuissantes, c’est-à-dire des chefs qui, donnant un ordre, le voient
exécuter, ou bien cela n’existe pas. Or l’expérience directe du terrain, les monographies
des chercheurs et les plus anciennes chroniques ne laissent là-dessus aucun
doute : s’il est quelque chose de tout à fait étranger à un Indien, c’est l’idée de donner
un ordre ou d’avoir à obéir, sauf en des circonstances très spéciales comme lors d’une
expédition guerrière. Comment en ce cas les Iroquois figurent-ils dans le premier
type, aux côtés des royautés africaines ? Peut-on assimiler le Grand Conseil de la
Ligue des Iroquois avec « un État encore rudimentaire, mais déjà nettement constitué
» ? Car si « le politique concerne le fonctionnement de la société globale » (p. 41)
et si « exercer un pouvoir, c’est décider pour le groupement tout entier » (p. 44), alors
on ne peut dire que les cinquante sachems qui composaient le Grand Conseil iroquois
formaient un État : la Ligue n’était pas une société globale, mais une alliance politique
de cinq sociétés globales qui étaient les cinq tribus iroquoises. La question du
pouvoir chez les Iroquois doit donc se poser, non au niveau de la Ligue, mais à celui
des tribus : et à ce niveau, n’en doutons pas, les sachems n’étaient assurément pas
mieux pourvus que le reste des chefs indiens. Les typologies britanniques des sociétés
africaines sont peut-être pertinentes pour le continent noir ; elles ne peuvent servir
de modèle pour l’Amérique car, redisons-le, entre le sachem iroquois et le leader de la
plus petite bande nomade, il n’y a pas de différence de nature. Indiquons d’autre part
que si la confédération iroquoise suscite, à juste titre, l’intérêt des spécialistes, il y eut
ailleurs des essais, moins remarquables car discontinus, de ligues tribales, chez les
Tupi-Guarani du Brésil et du Paraguay entre autres.
Les remarques qui précèdent voudraient problématiser la forme traditionnelle de
la problématique du pouvoir : il ne nous est pas évident que coercition et subordination
constituent l’essence du pouvoir politique partout et toujours. En sorte que
s’ouvre une alternative : ou bien le concept classique du pouvoir est adéquat à la réalité
qu’il pense, auquel cas il lui faut rendre compte du non-pouvoir là où on le repère ;
ou bien il est inadéquat, et il faut alors l’abandonner ou le transformer. Mais il
convient auparavant de s’interroger sur l’attitude mentale qui permet à une telle
conception de s’élaborer. Et, en vue de cela, le vocabulaire même de l’ethnologie est
susceptible de nous mettre sur la voie.
Considérons tout d’abord les critères de l’archaïsme : absence d’écriture et économie
de subsistance. Il n’y a rien à dire sur le premier, car il s’agit d’une donnée de
fait : une société connaît l’écriture ou ne la connaît pas. La pertinence du second paraît
en revanche moins assurée. Qu’est-ce en effet que « subsister » ? C’est vivre dans
la fragilité permanente de l’équilibre entre besoins alimentaires et moyens de les satisfaire.
Une société à économie de subsistance est donc telle qu’elle parvient à nourrir
ses membres seulement de justesse, et qu’elle se trouve ainsi à la merci du
moindre accident naturel (sécheresse, inondation, etc.), puisque la diminution des
ressources se traduirait mécaniquement par l’impossibilité d’alimenter tout le
monde. Ou, en d’autres termes, les sociétés archaïques ne vivent pas, mais survivent,
leur existence est un combat interminable contre la faim, car elles sont incapables de
produire des surplus, par carence technologique et, au-delà, culturelle. Rien de plus
tenace que cette vision de la société primitive, et rien de plus faux en même temps. Si
l’on a pu récemment parler des groupes de chasseurs-collecteurs paléolithiques
comme des « premières sociétés d’abondance2 », que n’en sera-t-il pas des agriculteurs


2 M. Sahlins, « La Première Société d’abondance », Les Temps modernes, octobre
1968.


« néolithiques3 » ? On ne peut s’étendre ici sur cette question d’importance décisive
pour l’ethnologie. Indiquons seulement que bon nombre de ces sociétés archaïques
« à économie de subsistance », en Amérique du Sud par exemple, produisaient
une quantité de surplus alimentaire souvent équivalente à la masse nécessaire
à la consommation annuelle de la communauté : production donc capable de satisfaire
doublement les besoins, ou de nourrir une population deux fois plus importante.
Cela ne signifie évidemment pas que les sociétés archaïques ne sont pas archaïques ;
il s’agit simplement de pointer la vanité « scientifique » du concept d’économie de
subsistance qui traduit beaucoup plus les attitudes et habitudes des observateurs occidentaux
face aux sociétés primitives que la réalité économique sur quoi reposent ces
cultures. Ce n’est en tout cas pas de ce que leur économie était de subsistance que les
sociétés archaïques « ont survécu en état d’extrême sous-développement jusqu’à nos
jours » (p. 225). Il nous semble même qu’à ce compte-là c’est plutôt le prolétariat européen
du XIXe siècle, illettré et sous-alimenté, qu’il faudrait qualifier d’archaïque.
En réalité, l’idée d’économie de subsistance ressortit au champ idéologique de l’Occident
moderne, et nullement à l’arsenal conceptuel d’une science. Et il est paradoxal
de voir l’ethnologie elle-même victime d’une mystification aussi grossière, et d’autant
plus redoutable qu’elle a contribué à orienter la stratégie des nations industrielles visà-
vis du monde dit sous-développé.
Mais tout cela, objectera-t-on, n’a que peu à voir avec le problème du pouvoir politique.
Au contraire : la même perspective qui fait parler des primitifs comme
« d’hommes vivant péniblement en économie de subsistance, en état de sous-développement
technique… » (p. 319) détermine aussi le sens et la valeur du discours familier
sur le politique et le pouvoir. Familier en ce que, de tout temps, la rencontre
entre l’Occident et les Sauvages fut l’occasion de répéter sur eux le même discours. En
témoigne par exemple ce que disaient les premiers découvreurs européens du Brésil
des Indiens Tupinamba : « Gens sans foi, sans loi, sans roi. » Leurs mburuvicha,
leurs chefs, ne jouissaient en effet d’aucun « pouvoir ». Quoi de plus étrange, pour
des gens issus de sociétés où l’autorité culminait dans les monarchies absolues de
France, de Portugal ou d’Espagne ? C’étaient là barbares qui ne vivaient pas en société
policée. L’inquiétude et l’agacement de se trouver en présence de l’anormal disparaissaient
par contre dans le Mexique de Moctezuma ou au Pérou des Incas. Là les
conquistadors respiraient un air habituel, l’air pour eux le plus tonique, celui des hiérarchies,
de la coercition, du vrai pouvoir en un mot. Or s’observe une remarquable
continuité entre ce discours sans nuances, naïf, sauvage pourrait-on dire, et celui des
savants ou des chercheurs modernes. Le jugement est le même s’il s’énonce en termes
plus délicats, et l’on trouve sous la plume de M. Lapierre nombre d’expressions
conformes à l’aperception la plus courante du pouvoir politique dans les sociétés primitives.
Exemples : « Les “chefs” Trobriandais ou Tikopiens ne détiennent-ils pas une
puissance sociale et un pouvoir économique très développés, contrastant avec un
pouvoir proprement politique très embryonnaire ? » (p. 284). Ou bien : « Aucun
peuple nilotique n’a pu s’élever au niveau d’organisations politiques centralisées des
grands royaumes bantous » (p. 365). Et encore : « La société lobi n’a pas pu se donner
une organisation politique » (p. 435, note 134) 4. Que signifie en fait ce type de
vocabulaire où les termes d’embryonnaire, naissant, peu développé, apparaissent très


3 Sur les problèmes que pose une définition du néolithique, cf. dernier chapitre, p.171.
4 C’est nous qui soulignons.


souvent ? Il ne s’agit certes pas de chercher de mauvaise querelle à un auteur, car
nous savons bien que ce langage est celui-même de l’anthropologie. Nous tentons
d’accéder à ce que l’on pourrait appeler l’archéologie de ce langage et du savoir qui
croit s’y faire jour, et nous nous demandons : qu’est-ce que ce langage dit exactement
et à partir de quel lieu dit-il ce qu’il dit ?
Nous avons constaté que l’idée d’économie de subsistance voudrait être un jugement
de fait, mais enveloppe en même temps un jugement de valeur sur les sociétés
ainsi qualifiées : évaluation qui détruit aussitôt l’objectivité à quoi elle prétend s’arrêter.
Le même préjugé – car en définitive il s’agit de cela – pervertit et voue à l’échec
l’effort pour juger le pouvoir politique en ces mêmes sociétés. À savoir que le modèle
auquel on le rapporte et l’unité qui le mesure sont constitués d’avance par l’idée du
pouvoir tel que l’a développé et formé la civilisation occidentale. Notre culture, depuis
ses origines, pense le pouvoir politique en terme de relations hiérarchisées et autoritaires
de commandement-obéissance. Toute forme, réelle ou possible, de pouvoir est
par suite réductible à cette relation privilégiée qui en exprime a priori l’essence. Si la
réduction n’est pas possible, c’est que l’on se trouve dans l’en-deçà du politique : le
défaut de relation commandement-obéissance entraîne ipso facto le défaut de pouvoir
politique. Aussi existe-t-il non seulement des sociétés sans État, mais encore des
sociétés sans pouvoir. On aura depuis longtemps reconnu l’adversaire toujours vivace,
l’obstacle sans cesse présent à la recherche anthropologique, l’ethnocentrisme
qui médiatise tout regard sur les différences pour les identifier et finalement les abolir.
Il y a une sorte de rituel ethnologique qui consiste à dénoncer avec vigueur les
risques de cette attitude : l’intention est louable, mais n’empêche pas toujours les ethnologues
d’y succomber à leur tour, plus ou moins tranquillement, plus ou moins distraitement.
Certes, l’ethnocentrisme est, comme le souligne fort justement M. Lapierre,
la chose du monde la mieux partagée : toute culture est, par définition pourrait-
on dire, ethnocentriste dans son rapport narcissique avec soi-même. Néanmoins,
une différence considérable sépare l’ethnocentrisme occidental de son homologue
« primitif » ; le sauvage de n’importe quelle tribu indienne ou australienne estime sa
culture supérieure à toutes les autres sans se préoccuper de tenir sur elles un discours
scientifique, tandis que l’ethnologie veut se situer d’emblée dans l’élément de l’universalité
sans se rendre compte qu’elle reste à bien des égards solidement installée
dans sa particularité, et que son pseudo-discours scientifique se dégrade vite en véritable
idéologie. (Cela réduit à leur juste portée certaines affirmations doucereuses sur
la civilisation occidentale comme l’unique lieu capable de produire des ethnologues.)
Décider que certaines cultures sont dépourvues de pouvoir politique parce qu’elles
n’offrent rien de semblable à ce que présente la nôtre n’est pas une proposition scientifique
: plutôt s’y dénote en fin de compte une pauvreté certaine du concept.
L’ethnocentrisme n’est donc pas une vaine entrave à la réflexion et ses implications
sont de plus de conséquence qu’on ne pourrait croire. Il ne peut laisser subsister
les différences chacune pour soi en sa neutralité, mais veut les comprendre comme
différences déterminées à partir de ce qui est le plus familier, le pouvoir tel qu’il est
éprouvé et pensé dans la culture de l’Occident. L’évolutionnisme, vieux compère de
l’ethnocentrisme, n’est pas loin. La démarche à ce niveau est double : d’abord recenser
les sociétés selon la plus ou moins grande proximité que leur type de pouvoir entretient
avec le nôtre ; affirmer ensuite explicitement (comme jadis) ou implicitement
(comme maintenant) une continuité entre toutes ces diverses formes de pouvoir.
Pour avoir, à la suite de Lowie, abandonné comme naïves les doctrines de Morgan ou

Engels, l’anthropologie ne peut plus (du moins quant à la question du politique) s’exprimer
en termes sociologiques. Mais comme d’autre part la tentation est trop forte
de continuer à penser selon le même schème, on a recours à des métaphores biologiques.
D’où le vocabulaire plus haut relevé : embryonnaire, naissant, peu développé,
etc. Il y a à peine un demi-siècle, le modèle parfait que toutes les cultures tentaient, à
travers l’histoire, de réaliser, était l’adulte occidental sain d’esprit et lettré (peut-être
docteur en sciences physiques). Cela se pense sans doute encore, mais ne se dit plus
en tout cas. Pourtant, si le langage a changé, le discours est resté le même. Car qu’est-ce
qu’un pouvoir embryonnaire, sinon ce qui pourrait et devrait se développer jusqu’à
l’état adulte ? Et quel est cet état adulte dont on découvre, ici et là, les prémices embryonnaires
? C’est, bien entendu, le pouvoir auquel l’ethnologue est accoutumé, celui
de la culture qui produit des ethnologues, l’Occident. Et pourquoi ces foetus culturels
du pouvoir sont-ils toujours voués à périr ? D’où vient que les sociétés qui les
conçoivent avortent régulièrement ? Cette faiblesse congénitale tient évidemment à
leur archaïsme, à leur sous-développement, à ce qu’elles ne sont pas l’Occident. Les
sociétés archaïques seraient ainsi des axolotls sociologiques incapables d’accéder,
sans aide extérieure, à l’état adulte normal.
Le biologisme de l’expression n’est évidemment que le masque furtif de la vieille
conviction occidentale, souvent partagée en fait par l’ethnologie, ou du moins beaucoup
de ses praticiens, que l’histoire est à sens unique, que les sociétés sans pouvoir
sont l’image de ce que nous ne sommes plus et que notre culture est pour elles l’image
de ce qu’il faut être. Et non seulement notre système de pouvoir est considéré comme
le meilleur, mais on va même jusqu’à attribuer aux sociétés archaïques une certitude
analogue. Car dire qu’« aucun peuple nilotique n’a pu s’élever au niveau d’organisation
politique centralisé des grands royaumes bantous » ou que « la société lobi n’a
pu se donner une organisation politique », c’est en un sens affirmer de la part de ces
peuples l’effort pour se donner un vrai pouvoir politique. Quel sens y aurait-il à dire
que les Indiens Sioux n’ont pas réussi à réaliser ce qu’avaient atteint les Aztèques, ou
que les Bororo ont été incapables de s’élever au niveau politique des Incas ? L’archéologie
du langage anthropologique nous conduirait, et sans avoir à trop creuser un sol
finalement assez mince, à mettre à nu une parenté secrète de l’idéologie et de l’ethnologie,
vouée celle-ci, si l’on n’y prend garde, à s’ébrouer dans le même boueux marécage
que sociologie et psychologie.
Une anthropologie politique est-elle possible ? On pourrait en douter, à considérer
le flot toujours croissant de la littérature consacrée au problème du pouvoir. Ce qui
frappe surtout, c’est d’y constater la dissolution graduelle du politique que, faute de le
découvrir là où on s’attendait à le trouver, on croit repérer à tous les niveaux des sociétés
archaïques. Tout tombe dès lors dans le champ du politique, tous les sous-groupes
et unités (groupes de parenté, classes d’âge, unités de production, etc.) qui
constituent une société sont investis, à tout propos et hors de propos, d’une signification
politique, laquelle finit par recouvrir tout l’espace du social et perdre en conséquence
sa spécificité. Car, s’il y a du politique partout, il n’y en a nulle part. C’est
d’ailleurs à se demander si l’on ne cherche pas précisément à dire cela : que les sociétés
archaïques ne sont pas de véritables sociétés, puisqu’elles ne sont pas des sociétés
politiques. Bref, on serait fondé à décréter que le pouvoir politique n’est pas pensable,
puisqu’on l’annihile dans l’acte même de le saisir. Rien n’empêche pourtant de supposer
que l’ethnologie ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre. Il faut alors
se demander : à quelles conditions le pouvoir politique est-il pensable ? Si l’anthropologie

 piétine, c’est qu’elle est au fond d’une impasse, il faut donc changer de route. Le
chemin où elle se fourvoie, c’est le plus facile, celui que l’on peut emprunter aveuglément,
celui qu’indique notre propre monde culturel, non en tant qu’il se déploie dans
l’universel, mais en tant qu’il se révèle aussi particulier qu’aucun autre. La condition,
c’est de renoncer, ascétiquement, dirons-nous, à la conception exotique du monde archaïque,
conception qui, en dernière analyse, détermine massivement le discours prétendument
scientifique sur ce monde. La condition, ce sera en ce cas la décision de
prendre enfin au sérieux l’homme des sociétés primitives, sous tous ses aspects et en
toutes ses dimensions : y compris sous l’angle du politique, même et surtout si celui-ci
se réalise dans les sociétés archaïques comme négation de ce qu’il est dans le
monde occidental Il faut accepter l’idée que négation ne signifie pas néant, et que
lorsque le miroir ne nous renvoie pas notre image, cela ne prouve pas qu’il n’y ait rien
à regarder. Plus simplement : de même que notre culture a fini par reconnaître que
l’homme primitif n’est pas un enfant mais, individuellement, un adulte, de même
progressera-t-elle un peu si elle lui reconnaît une équivalente maturité collective.
Les peuples sans écriture ne sont donc pas moins adultes que les sociétés lettrées.
Leur histoire est aussi profonde que la nôtre et, à moins de racisme, il n’est aucune
raison de les juger incapables de réfléchir à leur propre expérience et d’inventer à
leurs problèmes les solutions appropriées. C’est bien pourquoi on ne saurait se
contenter d’énoncer que dans les sociétés où ne s’observe pas la relation de commandement-
obéissance (c’est-à-dire dans les sociétés sans pouvoir politique), la vie du
groupe comme projet collectif se maintient par le biais du contrôle social immédiat,
aussitôt qualifié d’apolitique. Qu’entend-on au juste par là ? Quel est le réfèrent politique
qui permet, par opposition, de parler d’apolitique ? Mais, justement, il n’y a pas
de politique puisqu’il s’agit de sociétés sans pouvoir : comment dès lors peut-on parler
d’apolitique ? Ou bien le politique est présent, même en ces sociétés, ou bien l’expression
de contrôle social immédiat apolitique est en soi contradictoire et de toute
manière tautologique : que nous apprend-elle en effet sur les sociétés à quoi on l’applique
? Et quelle rigueur possède l’explication de Lowie par exemple, selon qui, dans
les sociétés sans pouvoir politique, il y a « un pouvoir non officiel de l’opinion publique
» ? Si tout est politique, rien ne l’est, disions-nous ; mais s’il y a de l’apolitique
quelque part, c’est qu’ailleurs il y a du politique ! À la limite, une société apolitique
n’aurait même plus sa place dans la sphère de la culture, mais devrait être placée avec
les sociétés animales régies par les relations naturelles de domination-soumission.
On tient là peut-être la pierre d’achoppement de la réflexion classique sur le pouvoir
: il est impossible de penser l’apolitique sans le politique, le contrôle social immédiat
sans la médiation, en un mot la société sans le pouvoir. L’obstacle épistémologique
que la « politicologie » n’a pas su jusqu’à présent surmonter, nous avons cru
le déceler dans l’ethnocentrisme culturel de la pensée occidentale, lui-même lié à une
vision exotique des sociétés non occidentales. Si l’on s’obstine à réfléchir sur le pouvoir
à partir de la certitude que sa forme véritable se trouve réalisée dans notre
culture, si l’on persiste à faire de cette forme la mesure de toutes les autres, voire
même leur télos, alors assurément on renonce à la cohérence du discours, et on laisse
se dégrader la science en opinion. La science de l’homme n’est peut-être pas nécessaire.
Mais dès lors que l’on veut la constituer et articuler le discours ethnologique,
alors il convient de montrer un peu de respect aux cultures archaïques et de s’interroger
sur la validité de catégories comme celles d’économie de subsistance ou de
contrôle social immédiat. À ne pas effectuer ce travail critique, on s’expose d’abord à

laisser échapper le réel sociologique, ensuite à dévoyer la description empirique elle-même
: on aboutit ainsi, selon les sociétés ou selon la fantaisie de leurs observateurs,
à trouver du politique partout ou à n’en trouver nulle part.
L’exemple évoqué plus haut des sociétés indiennes d’Amérique illustre parfaitement,
croyons-nous, l’impossibilité qu’il y a de parler de sociétés sans pouvoir politique.
Ce n’est pas ici le lieu de définir le statut du politique dans ce type de cultures.
Nous nous limiterons à refuser l’évidence ethnocentriste que la limite du pouvoir c’est
la coercition, au-delà ou en deçà de laquelle il n’y aurait plus rien ; que le pouvoir
existe de fait (non seulement en Amérique mais en bien d’autres cultures primitives)
totalement séparé de la violence et extérieur à toute hiérarchie ; que, par suite, toutes
les sociétés, archaïques ou non, sont politiques, même si le politique se dit en de multiples
sens, même si ce sens n’est pas immédiatement déchiffrable et si l’on a à dénouer
l’énigme d’un pouvoir « impuissant ». Ceci nous porte à dire que :
1) On ne peut répartir les sociétés en deux groupes : sociétés à pouvoir et sociétés
sans pouvoir. Nous estimons au contraire (en toute conformité aux données de l’ethnographie)
que le pouvoir politique est universel, immanent au social (que le social
soit déterminé par les « liens du sang » ou par les classes sociales), mais qu’il se réalise
en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif.
2) Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandementobéissance)
n’est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier,
une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l’occidentale
(mais elle n’est pas la seule, naturellement). Il n’y a donc aucune raison scientifique
de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le
principe d’explication d’autres modalités différentes.
3) Même dans les sociétés où l’institution politique est absente (par exemple, où il
n’existe pas de chefs), même là le politique est présent, même là se pose la question
du pouvoir : non au sens trompeur qui inciterait à vouloir rendre compte d’une absence
impossible, mais au contraire au sens où, mystérieusement peut-être, quelque
chose existe dans l’absence. Si le pouvoir politique n’est pas une nécessité inhérente à
la nature humaine, c’est-à-dire à l’homme comme être naturel (et là Nietzsche se
trompe), en revanche il est une nécessité inhérente à la vie sociale. On peut penser le
politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le politique : en
d’autres termes, il n’y a pas de sociétés sans pouvoir. C’est pour cela que, d’une certaine
manière, nous pourrions reprendre à notre compte la formule de B. de Jouvenel,
« L’autorité nous est apparue créatrice du noeud social », et simultanément, souscrire
tout à fait à la critique qu’en fait M. Lapierre. Car si, comme nous le pensons, le
politique est au coeur même du social, ce n’est certainement pas au sens où l’envisage
M. de Jouvenel pour qui le champ du politique se réduit apparemment à « l’ascendant
personnel » des fortes personnalités. On ne saurait être plus naïvement (mais
s’agit-il bien de naïveté ?) ethnocentriste.
Les remarques qui précèdent ouvrent la perspective en laquelle situer la thèse de
M. Lapierre dont l’exposé occupe dans l’ouvrage la quatrième partie : « Le pouvoir
politique procède de l’innovation sociale » (p. 529), et encore : « Le pouvoir politique
se développe d’autant plus que l’innovation sociale est plus importante, son rythme
plus intense, sa portée plus étendue » (p. 621). La démonstration, appuyée sur de
nombreux exemples, nous paraît rigoureuse et convaincante et nous ne pouvons
qu’affirmer notre accord avec les analyses et les conclusions de l’auteur. Avec une

restriction cependant : c’est que le pouvoir politique dont il s’agit ici, celui qui procède
de l’innovation sociale, est le pouvoir que nous appelons quant à nous coercitif. Nous
voulons dire par là que la thèse de M. Lapierre concerne les sociétés où s’observe la
relation de commandement-obéissance, mais non les autres : que, par exemple, on ne
peut évidemment pas parler des sociétés indiennes comme de sociétés où le pouvoir
politique procède de l’innovation sociale. En d’autres termes, l’innovation sociale est
peut-être le fondement du pouvoir politique coercitif, mais certainement pas le fondement
du pouvoir non coercitif, à moins de décider (ce qui est impossible) qu’il n’y a
de pouvoir que coercitif. La portée de la thèse de M. Lapierre est limitée à un certain
type de société, à une modalité particulière du pouvoir politique, puisqu’elle signifie
implicitement que là où il n’y a pas d’innovation sociale, il n’y a pas de pouvoir politique.
Elle nous apporte néanmoins un enseignement précieux : à savoir que le pouvoir
politique comme coercition ou comme violence est la marque des sociétés historiques,
c’est-à-dire des sociétés qui portent en elles la cause de l’innovation, du changement,
de l’historicité. Et l’on pourrait ainsi disposer les diverses sociétés selon un
nouvel axe : les sociétés à pouvoir politique non coercitif sont les sociétés sans histoire,
les sociétés à pouvoir politique coercitif sont les sociétés historiques. Disposition
bien différente de celle qu’implique la réflexion actuelle sur le pouvoir, qui identifie
sociétés sans pouvoir et sociétés sans histoire.
C’est donc de la coercition et non du politique que l’innovation est le fondement. Il
en résulte que le travail de M. Lapierre n’accomplit que la moitié du programme,
puisqu’il n’est pas répondu à la question du fondement du pouvoir non coercitif.
Question qui s’énonce plus brièvement, et en forme plus virulente : pourquoi y a-t-il
pouvoir politique ? Pourquoi y a-t-il pouvoir politique plutôt que rien ? Nous ne prétendons
pas apporter la réponse, nous avons voulu seulement dire pourquoi les réponses
antérieures ne sont pas satisfaisantes et à quelle condition une bonne réponse
est possible. C’est là en somme définir la tâche d’une anthropologie politique générale,
et non plus régionale, tâche qui se détaille en deux grandes interrogations :
1) Qu’est-ce que le pouvoir politique ? C’est-à-dire : qu’est-ce que la société ?
2) Comment et pourquoi passe-t-on du pouvoir politique non coercitif au pouvoir
politique coercitif ? C’est-à-dire : qu’est-ce que l’histoire ?
Nous nous limiterons à constater que Marx et Engels, malgré leur grande culture
ethnologique, n’ont jamais engagé leur réflexion sur ce chemin, à supposer même
qu’ils aient clairement formulé la question. M. Lapierre note que « la vérité du marxisme
est qu’il n’y aurait pas de pouvoir politique s’il n’y avait pas de conflits entre les
forces sociales ». C’est une vérité sans doute, mais valable seulement pour les sociétés
où des forces sociales sont en conflit. Que l’on ne puisse comprendre le pouvoir
comme violence (et sa forme ultime : l’État centralisé) sans le conflit social, c’est indiscutable.
Mais qu’en est-il des sociétés sans conflit, celles où règne le « communisme
primitif » ? Et le marxisme peut-il rendre compte (auquel cas il serait en effet
une théorie universelle de la société et de l’histoire, et donc l’anthropologie) de ce
passage de la non-histoire à l’historicité et de la non-coercition à la violence ? Quel fut
le premier moteur du mouvement historique ? Peut-être conviendrait-il de le chercher
précisément en ce qui, dans les sociétés archaïques, se dissimule à nos regards,
dans le politique lui-même. Alors il faudrait retourner l’idée de Durkheim (ou la remettre
sur ses pieds) pour qui le pouvoir politique supposait la différenciation sociale
: ne serait-ce point le pouvoir politique qui constitue la différence absolue de la

société ? N’aurions-nous pas là la scission radicale en tant que racine du social, la
coupure inaugurale de tout mouvement et de toute histoire, le dédoublement originel
comme matrice de toutes les différences ?
C’est de révolution copernicienne qu’il s’agit. En ce sens que, jusqu’à présent, et
sous certains rapports, l’ethnologie a laissé les cultures primitives tourner autour de
la civilisation occidentale, et d’un mouvement centripète, pourrait-on dire. Qu’un
renversement complet des perspectives soit nécessaire (pour autant que l’on tienne
réellement à énoncer sur les sociétés archaïques un discours adéquat à leur être et
non à l’être de la nôtre), c’est ce que nous paraît démontrer d’abondance l’anthropologie
politique. Elle se heurte à une limite, moins celles des sociétés primitives que
celle qu’elle porte en elle-même, la limitation même de l’Occident dont elle montre le
sceau encore gravé en soi. Pour échapper à l’attraction de sa terre natale et s’élever à
la véritable liberté de pensée, pour s’arracher à l’évidence naturelle où elle continue à
patauger, la réflexion sur le pouvoir doit opérer la conversion « héliocentrique » : elle
y gagnera peut-être de mieux comprendre le monde des autres et, par contrecoup, le
nôtre. Le chemin de sa conversion lui est d’ailleurs indiqué par une pensée de notre
temps qui a su prendre au sérieux celle des Sauvages : l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss
nous prouve la rectitude de la démarche par l’ampleur (peut-être encore insoupçonnée)
de ses conquêtes, elle nous engage à aller plus loin. Il est temps de changer de
soleil et de se mettre en mouvement.
M. Lapierre inaugure son travail en dénonçant à juste titre une prétention commune
aux sciences humaines, qui croient assurer leur statut scientifique en rompant
tout lien avec ce qu’elles appellent la philosophie. Et, de fait, point n’est besoin d’une
telle référence pour décrire des calebasses ou des systèmes de parenté. Mais il s’agit
de bien autre chose, et il est à craindre que, sous le nom de philosophie, ce soit tout
simplement la pensée elle-même que l’on cherche à évacuer. Est-ce alors à dire que
science et pensée s’excluent mutuellement, et que la science s’édifie à partir du non-pensé,
ou même de l’anti-pensée ? Les niaiseries, tantôt alanguies, tantôt décidées,
que de tous côtés profèrent les militants de la « science » semblent bien aller en ce
sens. Mais il faut en ce cas savoir reconnaître à quoi conduit cette vocation frénétique
à l’antipensée : sous le couvert de la « science », de platitudes épigonales ou d’entreprises
moins naïves, elle mène droit à l’obscurantisme.
Rumination triste qui écarte de tout savoir et de toute gaieté : s’il est moins fatigant
de descendre que de monter, la pensée cependant ne pense-t-elle point loyalement
qu’à contre-pente ?

chapitre 2
échange et pouvoir : philosophie de la
chefferie indienne*

suite…

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