L’ESPRIT INDOMPTABLE


Afficher l'image d'origine  Afficher l'image d'origine

Auteur : Takuan Soho

Ouvrage : L’ ESPRIT INDOMPTABLE

Traduit du japonais par
William Scott Wilson

Version française de
Josette Nickelse-Grolier

 

 

AU SUJET DES AUTEURS
TAKUAN Soho (1573-1645) était un prélat de la secte zen Rinzai, bien
connu pour sa force de caractère et sa plume acerbe ; il fut aussi maître
dans l’art du jardin, poète, maître de thé, auteur prolifique et la clef de
voûte de la peinture et de la calligraphie zen. Il commença la pratique
religieuse dès l’âge de dix ans, puis entra dans la secte zen Rinzai à
l’âge de quatorze ans. À trente-cinq ans, il fut nommé supérieur du
Daitokuji, un temple zen important de Kyoto. À la suite d’un désaccord
sur l’attribution des charges ecclésiastiques, il fut banni par le deuxième
shogun Tokugawa, exilé en 1629 vers une province éloignée du nord.
Ayant bénéficié d’une amnistie générale à la mort du shogun, il reprit
pied dans le monde trois ans plus tard pour devenir, entre autres
choses, confident du troisième shogun Tokugawa.
Le traducteur de cette oeuvre, William Scott WILSON obtint son bac
au collège de Dartmouth, poursuivit ses études à l’Institut des langues
étrangères de Monterey où il obtint une licence de japonais, il prépara
enfin un doctorat de littérature japonaise à l’université de Washington.
Il commença à s’intéresser au Japon en 1966 à la suite d’une expédition
en kayak sur les côtes japonaises qui l’amena du port de Sasebo, sur la
côte ouest, à Tokyo, sur la côte est. Il vécut quelques années plus tard
dans le village de potiers de Bizen. Bientôt, il obtint une autorisation
spéciale pour étudier à l’université de la préfecture de Aichi. De retour
à Seattle, il travailla comme conseiller au Consulat général du Japon. Il
vit maintenant dans sa Floride natale.
On peut citer parmi ses plus remarquables traductions Hagakure : The
book of the Samurai (le livre du samouraï) et The roots of Wisdom : Saikontan
(les racines de la sagesse).

PRÉFACE
Le sabre, que nous avons tendance en Occident à placer au même
rang que le soc de charrue, est le sujet central des trois essais présentés
ici avec les techniques et l’esprit qui président à un usage correct. Les
essais, qui pour deux d’entre eux sont des lettres adressées à des maîtres
de sabre, ont été écrits par un moine zen, Takuan Soho, dont les voeux
le destinaient à l’édification et au salut de toutes les créatures vivantes.
De prime abord, il peut sembler difficile à concevoir par des lecteurs
occidentaux, ce que pouvaient avoir de commun un prêtre bouddhiste
et un instrument de destruction et plus encore ce qui pouvait le
pousser à donner des conseils quant aux moyens de devenir toujours
plus fort.
Le sabre et l’esprit ont depuis fort longtemps été étroitement
associés par les Japonais. Dans l’histoire et la mythologie, le sabre a
toujours été présenté comme un instrument de vie et de mort, de
pureté et d’honneur, d’autorité et même de divinité. Historiquement,
c’est la possession du sabre en fer qui permit aux migrants venus du
continent asiatique de prendre possession des îles de l’archipel nippon
au cours des IIe et IIIe siècles apr. J.-C. Le succès de ces conquêtes fit du
sabre un objet de vénération autant que de victoire. Pour la mythologie,
c’est le sabre trouvé au coeur du Yamata no Orochi, un serpent dragon
tué par le dieu des tempêtes, qui devint l’un des trois insignes
impériaux, symboles de pouvoir et de pureté, vénérés par les Japonais
depuis plus de deux millénaires. D’un point de vue plus pragmatique,
c’est la classe des samouraïs arborant le sabre d’un côté et trouvant son

inspiration dans la spiritualité de l’autre qui dicta nombre des valeurs
qui font autorité encore aujourd’hui dans le pays.
Cette association ne fut pas altérée, au siècle dernier, par l’obligation
faite aux samouraïs de se consacrer à d’autres occupations. Aujourd’hui
encore, au Japon, le forgeage exceptionnel d’une nouvelle lame de sabre
se déroule dans une atmosphère hautement spirituelle. Le travail est
précédé de prières et de rites de purification destinés à se concilier les
divinités, les officiants sont habillés de robes de cérémonie et doivent
garder un esprit révérenciel. Le détenteur d’un sabre doit se gratifier de
sa bonne fortune en faisant preuve de respect, et, il est vrai que, lorsque
les hommes d’affaires japonais trouvent un moment de tranquillité, ils
aiment à se retirer dans leur maison pour déballer et sortir leur sabre de
son fourreau, procédant au saupoudrage de la lame afin d’éviter qu’elle
ne s’oxyde. Cela est considéré comme un exercice de méditation et non
comme l’admiration futile d’une oeuvre d’art.
Ces essais sont centrés autour de trois thèmes: le sabre, l’exercice
spirituel et l’indomptabilité de l’esprit. Avec effort et patience, l’auteur
nous rappelle qu’ils ne doivent plus faire qu’un. Nous devons pratiquer
et pratiquer encore avec tout ce qui nous tombe sous la main, jusqu’à
ce que les ennemis, qui ne sont autres que notre propre colère,
hésitation ou envie, soient éliminés par la célérité et la précision de la
coupe du sabre.
Il existe plusieurs éditions japonaises des écrits inclus ici, qui ne se
démarquent par aucune différence notoire. Pour ces traductions, je me
suis attaché aux textes donnés dans le Nihon no Zen Goroku (Vol.13) qui
fait référence aux textes trouvés dans le Takuan Osho Zenshu, publié par
le Takuan Osho Zenshu Kanko Kai.
Ma reconnaissance et mes remerciements sincères vont à madame
Agnès Youngblood pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la traduction
de textes pour lesquels je me trouvais confronté à d’insurmontables

difficultés ; à John Siscoe pour ses encouragements et ses suggestions,
et aux professeurs Jay Rubin et Teruko Chin de l’université de
Washington qui m’ont aidé à rassembler les matériaux qui servent
d’arrière-plan à cet ouvrage.
Toute erreur et toutes les erreurs me sont imputables.

INTRODUCTION
Takuan Soho était un moine zen, calligraphe, peintre, poète, maître
de l’art du jardin et de l’art du thé, et, peut-être, inventeur d’un condi-
ment qui aujourd’hui encore porte son nom. Ses écrits sont innom e
brables (l’ensemble représente quelque six volumes) et sont toujours
une source d’inspiration qui guide la conduite des Japonais contem-
porains, comme ils l’ont été au cours des quatre siècles passés. Con-
seiller et confident des plus grands comme des plus humbles, il semble
avoir pénétré librement dans presque toutes les strates de la société,
faisant profiter de ses enseignements le shogun, mais aussi l’empereur,
et, si l’on en croit la légende, se faisant connaître comme ami et
professeur du samouraï et artiste, Miyamoto Musashi. Il semble être
resté indifférent à la gloire et à la popularité ; c’est ainsi qu’à l’approche
de la mort, il demanda à ses disciples : « Enterrez mon corps dans la
montagne, derrière le temple, couvrez-le de détritus et rentrez chez
vous. Ne lisez pas de sutra, n’organisez pas de cérémonie. Ne recevez
pas de cadeaux des moines, ni des laïques. Laissez les moines porter
leur robe ordinaire, mangez comme à l’accoutumée et continuez à vivre
normalement. » Alors que la fin approchait, il écrivit l’idéogramme
chinois yume (« rêve »), posa son pinceau et s’éteignit.
Takuan était né en 1573 dans le village de Izushi au coeur de la
province de Tajima, une région montagneuse couverte d’une neige
profonde et enveloppée de brouillard. Izushi est un village assez ancien
pour qu’il en soit fait référence dans les deux ouvrages relatant l’histoire
naissante du Japon, le Kojiki (712 apr. J.-C.), et le Nibon-gi (720 apr.J.-C.).

La campagne environnante est parsemée de vestiges préhistoriques, de
tumulus et de fragments de poteries de la haute antiquité. Bien que né
au sein d’une famille de samouraïs du clan Miura, alors même que
culminaient 150 années de guerre civile, Takuan entra au monastère dès
l’âge de dix ans pour étudier le bouddhisme de la secte Jodo, puis
rejoignit la secte zen Rinzai à quatorze ans. Il devint supérieur du
Daitokuji, le principal temple zen de Kyoto, à trente-cinq ans, ce qui
était un fait sans précédent.
En 1629, Takuan se trouva impliqué dans ce qui fut appelé « l’affaire
de la robe pourpre. » Il s’opposa à la décision du shogun d’annuler le
droit, jusqu’alors réservé à l’empereur, de nommer les ecclésiastiques de
haut rang et de leur accorder des charges. À la suite de cette prise de
position, il fut exilé dans l’arrière-pays, au nord, une région qui est
devenue aujourd’hui la préfecture de Yamagata, où il écrivit le dernier
des trois essais présentés dans ce volume. À la mort du shogun, il
bénéficia de l’amnistie générale et rentra à Kyoto en 1632. Pendant les
années qui suivirent, il devint l’ami et le maître de zen de l’empereur
déchu mais toujours très influent, GoeMizunoo, et fit une telle
impression au nouveau shogun, Tokugawa Iemitsu, que ce dernier,
avide de sa compagnie, l’obligea à se plier à l’injonction qui lui était
faite de fonder le Tokaiji, c’était en 1638. Et, alors même qu’il était l’ami
du shogun et de l’empereur, il se garda éloigné, avec ténacité, des
querelles politiques qui assombrissaient le shogunat et la maison du
chrysanthème.
Il est dit que jusqu’à la fin de sa vie, Takuan demeura tel qu’en
lui-même, indépendant, excentrique et quelques fois acerbe. Sa force et
son angularité sont perceptibles dans sa calligraphie et sa peinture,
mais aussi dans les essais proposés ici, et il serait intéressant de pouvoir,
peut-être, avoir un aperçu du caractère de l’homme en dégustant un
takuanzuke, un condiment fabriqué avec des radis japonais géants.
Sa vie peut se résumer par l’une de ses admonestations : « Si vous
placez vos pas dans ceux du monde tel qu’en lui-même, vous vous

retournerez en chemin; si vous ne voulez pas vous retourner, ne suivez
pas le monde. »
Il est dit que le désir profond de Takuan était d’imprégner l’esprit zen
dans tous les aspects de la vie pour lesquels il éprouvait de l’intérêt,
comme la calligraphie, la poésie, le jardinage et les arts en général. Il en
fit ainsi avec l’art du sabre. Contemporain des dernières violences
engendrées par les guerres féodales, dont le point culminant fut sans
nul doute la bataille de Sekigahara en 1600, Takuan était familiarisé
non seulement avec la paix et la sublimité de l’artiste et du maître de
thé, mais aussi avec la dualité – victoire-défaite – qui était le lot du
guerrier et du général. Parmi ces derniers, il y eut des personnages aussi
disparates que Ishida Mitsunari, un puissant général qui apporta son
soutien à Toyotomi Hideyoshi ; Kuroda Nagamasa, un daimyo chrétien
qui s’ingénia à la perte de Mitsunari ; et plus particulièrement, son ami
Yagyu Munenori, chef de l’école de sabre Yagyu Shinkage et maître de
deux générations de shoguns. De ces hommes et de ces temps
tourmentés, Takuan ne faisait pas plus cas que des autres.
Des trois essais inclus dans la présente traduction, deux sont des
lettres : Fudochishinmyoroku, (le récit mystérieux de la sagesse immuable)
destinée à Yagyu Munenori ; et Taiaki hannales du sabre Taiai, lettre
écrite à Munenori, peut-être, mais, plus vraisemblablement à Ono
Tadaaki, chef de l’école de sabre Itto, qui était l’un des instructeurs
officiels de la famille du shogun et de ses proches. Les circonstances de
leur écriture ne sont pas claires, pourtant, le franc conseil et
l’admonestation des plus confucéennes donnés à Munenori à la fin du
Fudochishinmyoroku ajoutent une dimension tout aussi intéressante bien
que quelque peu surprenante à cet ouvrage.
Dans leur ensemble, ces trois écrits s’adressent à la classe des
samouraïs, et tous trois ont pour objet d’unifier l’esprit du zen à l’esprit
du sabre. Le conseil donné mêle les aspects pratiques, techniques et
philosophiques qui président à toute confrontation. Séparément et
d’une manière plus générale, il est possible de dire que le

Fudochishinmyoroku traite non seulement de la technique, mais aussi de
la relation de l’individu avec son moi à l’instant de la confrontation, et
des moyens qui lui sont donnés pour devenir un tout unifié. Taiaki, de
son côté, aborde plus particulièrement les aspects psychologiques de la
relation entre le moi et les autres. Au coeur de tout cela, Reir¯osh¯u, hle son
clair des joyauxi, s’attache à la nature même de l’être humain, comment
un samouraï, un daimyo f ou tout autre individu qui serait concerné f
peut comprendre la différence entre le bien et ce qui n’est qu’égoïsme,
et percevoir la question fondamentale qui est de savoir quand et
comment mourir.
Ces trois essais apportent à l’individu la connaissance de soi, qui
deviendra à terme un art de vivre.
L’art du sabre en tant que simple expression de la technique, mais
aussi le zen méditatif existent depuis longtemps au Japon, le zen s’étant
fermement implanté dès la fin du XIIe siècle. Avec Takuan, leur fusion
est totale, et ce sont ses écrits et ses avis sur le sabre qui ont en priorité
influencé l’évolution de l’art du sabre au Japon jusqu’à nos jours ; car
c’est un art qui continue à être pratiqué avec ferveur et qui représente
un spectre significatif de la perception japonaise du monde. En
établissant clairement l’unité du zen et du sabre, Takuan a influencé les
écrits de grands maîtres qui laissèrent une multitude de documents.
Ces derniers continuent à être lus et leurs préceptes à être appliqués ;
c’est le cas du Heiko Kadensho de Yagyu Munenori et du Gorin no Sho de
Miyamoto Musashi. Le style de ces hommes varie, mais leurs
conclusions s’imprègnent d’un haut niveau d’introspection et de
compréhension, qu’elles soient exprimées en termes de « liberté et de
spontanéité » par Musashi, ou « d’esprit ordinaire qui ne connaît aucune
règle » par Munenori ou encore « d’esprit indomptable » par Takuan.
Pour Takuan, le point culminant n’était pas la mort et la destruction,
mais l’édification et le salut. Le conflit, dans un esprit « sain », n’apporte
pas seulement la vie, mais la rend plus fertile.

PREMIÈRE PARTIE

Fudochishinmyoroku

Le récit mystérieux de
la sagesse immuable

suite…

L_esprit_indomptable.pdf