SUR LA VOIE DE LA SUPRASOCIÉTÉ


  

Auteur : Alexandre Zinoviev

Ouvrage : SUR LA VOIE DE LA SUPRASOCIÉTÉ

Année : 2001

LA RUPTURE ÉVOLUTIONNELLE
Dans la deuxième moitié de notre (vingtième) siècle il s’est produit une grande rupture dans
l’évolution sociale de l’humanité. Cette rupture consiste dans le fait que l’on est en voie de
passer de l’époque de la société à l’époque de la suprasociété. Ce passage est le résultat du
concours de nombreux facteurs historiques. Autant que je sache, nous ne disposons pas
encore d’une description scientifique logiquement systématisée et suffisamment complète de
ces facteurs. Néanmoins, ils sont largement connus et, pris séparément et dans des
combinaisons partielles, ils sont devenus des objets d’attention habituels dans la sphère des
études sociales.
Dans ce bref article je ne les examinerai pas, me limitant à la seule notion de suprasociété.
Le lecteur pourra trouver l’exposé détaillé de mes considérations à ce sujet dans mes travaux
suivants : Le Communisme comme réalité, La Crise du communisme, L’Occident, L’Agrégat
global, La Nouvelle utopie, Sur la voie de la suprasociété, L’Expérimentation russe ainsi
qu’une série d’articles et d’interviouves de journaux.
Pour définir ce qu’est la suprasociété, il est indispensable de définir auparavant ce qu’est la
société. Le mot de « société » est polysémique. Afin qu’il devienne un concept scientifique, il
faudra le soumettre à l’opération qu’en logique on appelle l’explication des concepts. Il est
pertinent d’introduire pour mener une telle explication une notion plus générale qui est celle
«d’agrégat humain», en définissant ensuite la société humaine comme un type évolutif
particulier d’agrégat qui a ses limites évolutionnelles (qualitatives).

L’AGRÉGAT HUMAIN
J’appelle agrégat un groupe humain dont les caractéristiques sont les suivantes : ses
membres vivent une expérience historique commune, autrement dit, de génération en
génération, ils se reproduisent à l’identique. Ils vivent ensemble comme un tout et entretiennent
des liens réguliers avec les autres membres. Ils se répartissent entre eux les fonctions
sociales et occupent au sein de l’agrégat des positions différenciées. Ces différenciations ne
sont que partiellement biologiques (différences de sexe et d’âge) et résultent principalement
des conditions d’existence de l’agrégat. Les membres de l’agrégat travaillent en commun à la
conservation de celui-ci. L’agrégat occupe et exploite un espace donné (un territoire), il
possède une autonomie relative dans sa vie intérieure, produit ou acquiert ses moyens de
subsistance, se défend contre les phénomènes extérieurs qui menacent son existence. Il a
une faculté d’identification interne, ce qui veut dire que ses membres se définissent en tant
que tels et sont reconnus par les autres comme semblables à eux. Il possède aussi une
faculté d’identification extérieure, c’est-à-dire que les gens qui n’en font pas partie, mais qui
ont affaire à lui, le perçoivent comme une communauté à laquelle ils n’appartiennent pas et
sont perçus comme étrangers par les membres de l’agrégat.1

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1 Zinoviev a reproduit textuellement dans ce paragraphe un passage de son livre précédent, La
grande rupture, publié à l’Âge d’Homme dans l’excellente traduction de Slobodan Despot dont j’ai repris
les grandes lignes. (N.D.T.)

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Les prédécesseurs des agrégats dans l’évolution ont été les troupeaux d’animaux ainsi que
des agglomérats d’insectes comme les fourmilières. J’ai employé le mot « tchelovieinik»
(agrégat humain) par analogie avec le mot « mouravieinik»2 (fourmilière = agglomérat de
fourmis). Je ne veux pas dire par là que les agrégats humains proviennent de ces agglomérats
d’êtres vivants mais ceux-ci les précèdent dans le sens de la classification de l’évolution : si on
dispose ces agglomérats dans une rangée verticale selon le degré de développement, les
agrégats humains se placeront au-dessus des agglomérats qui les ont précédés dans
l’évolution.
Les agrégats humains se distinguent des agglomérats d’animaux et d’insectes par leur
matériau et par le mode d’organisation de ce matériau. Les hommes mettent en forme le
matériau de leur agrégat et ils utilisent dans leur vie tout ce qu’ils créent eux-mêmes : les
outils de travail, les habitations, les habits, les moyens de transport et de communication, les
équipements techniques, et toutes sortes de phénomènes matériels (les objets) auxquels on
peut ajouter également les animaux domestiques et les plantes cultivées. Nous appellerons
cela la culture matérielle.
L’agrégat humain est un groupement organisé de gens. Les facteurs les plus variés
prennent part à son organisation. Il est pratiquement impossible de faire le compte de tous ces
facteurs. Et d’ailleurs ce n’est pas la peine. La science a inventé les moyens de réduire au
minimum le nombre des facteurs qu’il est nécessaire et suffisant de prendre en compte dans
ces cas-là. Nous avons isolé, parmi tous ces facteurs, ceux qui jouent le rôle d’organisateurs
de l’ensemble des autres facteurs. Nous les appellerons facteurs ou moyens de l’organisation
sociale de l’agrégat et nous donnerons le nom d’organisation sociale à leur apport à
l’organisation globale de l’agrégat.
Les facteurs de l’organisation sociale sont bien connus : ce sont les cellules de décision, le
pouvoir et l’administration, la sphère de l’économie, la sphère de la religion et de l’idéologie,
ainsi que les autres sphères qui résultent du développement des facteurs principaux
susmentionnés.
Dans l’histoire de l’humanité il y a eu et il y a encore de nos jours de nombreux exemplaires
et types d’agrégats. Ils différent par les dimensions, par la longévité, par le degré de
complexité de leur structure, par le matériau humain et par plusieurs autres caractéristiques. Il
suffit de comparer les agrégats humains primitifs de quelques centaines de personnes, qui par
quelque miracle ont survécu sur la planète, et les pays occidentaux contemporains de
dizaines de millions d’hommes qui ont atteint un très haut degré de développement pour voir
quel processus évolutionnel grandiose s’est produit et continue à se produire sous nos yeux.

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2 Pour traduire «tchelovieinik», mot composé par Zinoviev sur « tcheloviek » (homme) et calqué sur
«mouravieinik» (fourmilière), j’ai repris la version proposée par Slobodan Despot dans sa traduction du
livre précédent de Zinoviev, La grande rupture, dont celui-ci est le prolongement.
Slobodan Despot a traduit « tchelovieinik », par «agrégat» Le français n’ayant pas comme le russe la
faculté d’agglutiner les mots, les équivalences verbales risquent, en effet, de paraître artificielles.
(N.D.T.)

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LA SOCIÉTÉ
Il y a plusieurs millions d’années, dans le cadre du monde animal, sont apparus les
hommes et les agrégats humains. Au début c’étaient des agrégats unicellulaires. Ils se
multipliaient, prenaient des dimensions de plus en plus grandes, se perfectionnaient, se
répandaient sur la planète. Ensuite sont apparus des agrégats complexes et pluricellulaires.
Ils se désagrégeaient et étaient remplacés par de nouveaux agrégats. Ils entraient en contact,
en conflit et influaient les uns sur les autres. Cela se passait dans le cadre de mondes plus ou
moins vastes. Des millions d’années se sont écoulées. Les hommes et les agrégats humains
ont atteint un degré de développement très élevé. De nouveaux types d’agrégats ont fait leur
apparition que nous appelons « sociétés ». Les sociétés se sont montrées viables, elles ont
progressé relativement vite et ont concurrencé avec succès les autres types d’agrégats. Peu à
peu ces nouveaux agrégats sociaux se sont mis à jouer un rôle dominant dans certains
mondes et dans la masse de l’humanité. L’histoire de l’humanité est devenue essentiellement
l’histoire de l’apparition, de l’existence, de l’évolution, du progrès, de la lutte et de la chute des
sociétés, elle s’est identifiée à l’histoire des sociétés. Les pays du monde occidental ont
constitué l’apogée de cette époque. J’appellerai présociétés les agrégats humains d’un niveau
d’organisation inférieur à celui des sociétés.
La société se trouve dans un rapport dialectique avec la présociété. En particulier,
l’apparition de la société, en étant la négation dialectique de la présociété, ne signifie pas la
disparition complète des phénomènes de la présociété. Plusieurs de ces phénomènes se
conservent et se reproduisent dans la société en qualité d’épiphénomènes de celle-ci. Mais ils
se conservent sous une forme « élidée ». Les phénomènes de présociété en passant à l’état
de phénomènes de société « se décantent » de leurs formes historiques, ils se transforment
en s’adaptant aux conditions de la société et se soumettent aux lois de la société. Ils ne sont
pas des caractéristiques spécifiques de la société et ils n’exercent aucune influence
structurelle sur les fondements de celle-ci.
La société, dès son apparition, se distingue de la présociété par son aptitude à façonner
l’organisation sociale pour la porter à un niveau qualitatif beaucoup plus élevé, ce qui fixe la
présociété à un seuil inférieur dans l’échelle de l’évolution.
Il est donc clair que les sociétés se distinguent des présociétés par un niveau plus élevé
d’organisation sociale. Mais il importe de savoir dans quelles conditions les sociétés font leur
apparition au sein des groupements d’agrégats (appelons-les des mondes d’agrégats). Je
rappellerai quelques-unes de ces conditions. Ainsi la société se forme lorsque dans un espace
donné s’entasse un nombre trop important de gens pour qu’ils continuent à organiser en
permanence leur vie commune de génération en génération en vertu des seules relations
familiales comme cela était possible dans les présociétés, bien que ces relations ne s’excluent
pas. Mais il y aussi d’autres conditions, par exemple, il peut y avoir dans une seule région un
groupe rassemblant un grand nombre de gens de diverses tribus qui se sont réunis pour se
défendre contre les ennemis ou à cause des conditions naturelles. Ces gens-là sont pour la
plupart étrangers les uns aux autres, quand ils ne sont pas hostiles, comme cela a lieu, par
exemple, lors des conflits qui s’élèvent entre les agrégats. Dans le groupe que je viens
d’évoquer il est évident que certains de ces gens peuvent avoir entre eux des liens familiaux,
puisque des familles se sont formées, mais dans les conditions données le plus important est
le fait qu’ils se sentent étrangers les uns aux autres. Pour que la société se constitue il faut
qu’il y ait un minimum de gens qui n’aient pas de liens familiaux, pour que les liens familiaux
perdent leur signification antérieure. Bien entendu, ces liens ne disparaissent pas entièrement.

Mais pour un membre d’une société le nombre des gens proches par les liens de parenté est
peu considérable par rapport au nombre des étrangers auxquels il a affaire sans parler des
autres membres du groupe qu’il n’a même pas l’occasion de fréquenter.
L’agglomération humaine formant une société n’est pas une addition d’individus isolés. Ce
n’est pas une foule. Elle se compose de nombreux groupes stables. Ces groupes sont de
dimensions relativement modestes. Même si certains d’entre eux sont constitués de
personnes unies par des liens de parenté, par exemple, une famille peu nombreuse, ces liens
n’en sont plus la motivation essentielle, mais les intérêts communs, les affaires que l’on
entreprend ensemble. Ces groupes ont jusqu’à un certain point des activités autonomes.
Chacun d’eux défend des intérêts particuliers. Ces derniers peuvent concorder, ils peuvent
diverger et même être opposés, ils peuvent s’accorder dans certaines occurrences et s’écarter
dans d’autres.
Mais ils ont tous une chose en commun : ces intérêts particuliers des divers groupes ne
peuvent être satisfaits que si ces groupes se réunissent en une seule entité. La société
apparaît pour répondre au besoin de satisfaire les intérêts particuliers des divers groupes. Elle
naît donc comme un facteur d’intérêt commun destiné à réunir des personnes et des groupes
jusque là séparés.
La société se distingue avant tout de la présociété par sa qualité sociale, c’est à dire par
son niveau d’organisation sociale. Les composantes essentielles de l’organisation sociale
d’une société sont les mêmes que celles de tout agrégat parvenu à un certain degré de
développement : le système du pouvoir et de l’administration, l’organisation des cellules
décisionnelles primaires, la sphère de l’économie, la sphère des mentalités. Mais leur
spécificité respective aussi bien que celle de l’entité qui les recouvre consiste dans le fait
qu’elles sont des créations artificielles, qu’elles sont le résultat de l’activité consciente des
gens.
Quand je parle de la conscience des gens je ne pense pas à leur conscience individuelle,
ce qui est un facteur commun à tous les comportements sociaux, mais je veux dire que le rôle
de l’organisation sociale est conscient et prémédité ; cette activité relève de la conscience
sociale, dans ce sens que l’organisation sociale a été créée précisément pour remplir ce rôle.
L’organisation sociale de la société est une organisation rationnelle. De ce point de vue les
sociétés sont des agrégats exceptionnels dans l’histoire de l’humanité. Les présociétés ne
sont pas encore organisées rationnellement. Les suprasociétés, qui sont apparues à notre
époque, sont des agrégats suprarationnels. Elles absorbent le rationalisme des sociétés, mais
les lois sociales qui président à leur organisation sociale différent des lois de la rationalité.
Les composantes de l’organisation sociale d’une société sont des phénomènes que tout le
monde connaît et que nous désignerons en distinguant différentes sphères, « la sphère de
l’État », « la sphère de l’économie » et « la sphère de l’idéologie » ou « idéosphère ». Quand
je dis que ces phénomènes sont connus de tous, cela ne signifie pas que tout le monde les
comprend en leur donnant la même signification scientifique. Les expressions par lesquelles
on a l’habitude de les désigner sont nombreuses, mais, bien qu’elles soient censées les définir
et les décrire correctement, elles ne répondent pas aux critères de l’approche scientifique des
phénomènes sociaux.
Afin de définir avec une précision suffisante le concept de « société » il est indispensable
de décrire les composantes susmentionnées de son organisation sociale en corrélation avec
les exigences de la logique et de la méthodologie scientifiques. Sans cette condition il est en

principe impossible de définir la spécificité des agrégats humains que j’appelle suprasociétés.
Il est impensable de le faire dans le présent article et je renvoie le lecteur intéressé à mes
travaux déjà cités. Je me limiterai ici à quelques remarques.
Après avoir examiné toutes les variantes logiquement possibles des interactions entre les
composantes de l’organisation sociale d’une société, composantes que l’on peut observer
dans les exemplaires des sociétés les plus développées (et ce sont des phénomènes
empiriques accessibles à l’observation), j’en ai tiré la conclusion que pour décrire
l’organisation sociale d’une société il fallait commencer par cerner avec une netteté suffisante
la différenciation des principales sphères de cette société et les modes d’exécution de la
sphère du pouvoir et de l’administration, perçue comme une sphère à part, une sphère
privilégiée, la sphère de l’État. La définition des autres composantes de l’organisation sociale
comme éléments spécifiques d’une société suppose l’État. Cette définition ne sera pas
correcte si on ne se réfère pas à l’Etat, alors que l’on peut définir la sphère de l’Etat sans se
référer aux autres sphères. Par exemple, j’appelle économie la sphère de la gestion et de
l’exploitation de l’agrégat sous la forme qu’elle prend dans la présence de l’Etat et grâce à
l’activité de l’Etat.
C’est l’Etat qui organise la gestion et l’exploitation économique de l’agrégat dans une
sphère spéciale et standardisée qui ne se « nourrit » pas seulement elle-même mais
« nourrit » tout le reste de l’agrégat. L’Etat organise en soumettant à ses lois les cellules
économiques et en appliquant des normes juridiques dans le cadre desquelles doit se
dérouler la vie de la sphère économique. Grâce à l’Etat l’économie de l’agrégat tout entier est
unifiée sous la contrainte imposée par un système monétaire unique, par la réglementation
des échanges, par la répartition des fonctions, etc.
Parmi les caractéristiques de l’Etat, en tant que système de pouvoir et de direction
spécifique d’une société je citerai la légalité (la légitimité) étatique du pouvoir, sa souveraineté,
c’est-à-dire l’absence d’un pouvoir non étatique qui serait au-dessus du pouvoir de l’Etat, et
aussi le fait que l’Etat fonctionne dans le cadre des lois juridiques, qu’il décrète ces lois et qu’il
administre la société au moyen de la législation. Il utilise d’autres moyens de gouverner mais
sur la base de la législation et dans le cadre des lois.

LA SUPRASOCIÉTÉ
Il n’existe pas seulement une limite évolutionnelle inférieure de la société, que l’agrégat doit
atteindre sous peine de ne pouvoir acquérir la qualité qui le fait accéder à la société, mais une
limite supérieure qu’il ne doit pas franchir sous peine de perdre cette qualité. Le
développement de la société, comme celui de tout objet empirique, n’est pas illimité. Tout ce
qui apparaît dans le processus de l’évolution de l’humanité ne peut pas être assimilé par la
société en tant qu’élément organique de celle-ci. Tout ce qui est engendré par la société ellemême
ne peut pas se maintenir dans le cadre de celle-ci. Dans le processus de l’évolution de
l’humanité à l’époque des sociétés sont apparus des phénomènes qui ne s‘inscrivent pas dans
le cadre de cette qualité sociale que l’on appelle société. Ces phénomènes continuent à se
développer, ils s’accumulent et prennent de la force, mais ils sont la preuve que la société
elle-même engendre des réalités qui la nient.
La présence d’une limite supérieure de la société ne signifie pas qu’une organisation
sociale d’un type nouveau serait impossible, sur la base de laquelle l’humanité continuerait
son évolution sous une autre forme. Au contraire, j’affirme qu’un niveau qualitatif nouveau

d’organisation sociale des agrégats humains est possible, un niveau plus élevé que celui des
sociétés : le niveau de la suprasociété. Qui plus est, ce niveau n’est pas seulement possible, il
est déjà devenu une réalité.
La limite supérieure de la société n’est pas la limite inférieure de la suprasociété. Cette
dernière marque l’indice de différenciation entre la suprasociété et la société, elle est le seuil à
partir duquel la première s’élève au-dessus de la deuxième pour atteindre un « étage » plus
haut dans la hiérarchie de l’évolution. La difficulté d’établir la limite inférieure de la
suprasociété consiste dans le fait que les phénomènes de la société et de la suprasociété
peuvent se mélanger dans la réalité car les phénomènes de la suprasociété revêtent encore
les apparences des phénomènes de la société et apparaissent comme le prolongement et des
variétés de ceux-ci du fait qu’ils sont épars, plongés dans la masse des événements
historiques concrets.
Il n’y a pas de limite absolument stricte entre l’époque de la société et l’époque de la
suprasociété. C’est comme si elles s’enchevêtraient, se superposaient l’une à l’autre. L’une
continue et l’autre commence dans le même temps et dans le même espace social. On doit
dépasser une époque historique avant qu’il devienne clair pour de nombreux témoins qu’on
est déjà entré dans une nouvelle époque.
On peut constater à présent comme un fait empirique l’existence de deux types de
suprasociété – le type communiste et le type occidental. L’Union soviétique a été un modèle
classique du premier. Il a duré plus de soixante-dix ans, mais il est sorti de l’arène historique
en restant incompris en tant que suprasociété. Et pourtant il a été novateur dans la sphère de
l’évolution sociale de l’humanité, car pour la première fois dans l’histoire un agrégat a construit
à une immense échelle un niveau plus élevé d’organisation sociale que les sociétés de type
occidental (je préfère le terme d’« occidentiste ») qui ont conquis la domination de la planète
(les États-Unis, la France, l’Angleterre, l’Allemagne et les autres). Au cours de «la guerre
froide »que le monde occidental a menée contre l’Union soviétique, un processus de formation
des suprasociétés a commencé dans le cadre de la civilisation occidentale.
Ce processus s’est renforcé et s’est accéléré après la débâcle de l’Union soviétique et du
communisme soviétique.
En Union soviétique on pouvait observer de manière évidente des phénomènes qui
sortaient du cadre de l’organisation sociale de la société, qui s’élevaient au-dessus d’elle et
l’assujettissaient. C’était, d’abord, la division du système du pouvoir et de l’administration en
secteur d’Etat (les conseils), secteur économique (le système des organes du gouvernement
selon les diverses sphères d’activité au sommet duquel se trouvaient les ministères et le
conseil des ministres) et le secteur du parti (l’appareil du parti, au sommet duquel se trouvait
le Comité central du Parti communiste Soviétique) et il faut ajouter que le pouvoir du parti
agissait comme un suprapouvoir par rapport au pouvoir de l’Etat et au pouvoir économique,
sans légitimité (le parti exerçait son pouvoir au-dessus de l’agrégat, en mettant sous ses
ordres le pouvoir légitime des conseils). C’était, ensuite, dans la sphère du gouvernement, la
formation de phénomènes qui répondaient parfaitement à la notion d’économie et de
phénomènes qui avaient un caractère supraéconomique (la planification totale, les méthodes
de commandement, la politique de fixation des prix, etc.) ; ces derniers s’élevaient au-dessus
des autres et les assujettissaient. C’était, enfin, la formation d’un mécanisme supraidéologique
qui exerçait un contrôle total sur tous les phénomènes concernant la mentalité de l’agrégat.

Dans les pays du monde occidental, après la Deuxième Guerre mondiale, on se mit
impétueusement à constituer une organisation suprasociale d’un autre type (non plus
communiste, mais « occidentiste »). Cette mutation se traduisit par la formation de
phénomènes supraétatiques, supraéconomiques et supraidéologiques. J’ai décrit ces
phénomènes dans mes livres L’Occident et Sur la voie de la suprasociété ainsi que dans
d’autres travaux. En outre, pour chaque composante de l’organisation sociale du système
communiste on peut trouver une composante correspondante dans le système occidentiste.
C’est ainsi qu’après avoir anéanti la suprasociété soviétique les pays occidentaux se sont
lancés eux-mêmes sur la voie de l’évolution dans la même direction.
La transition vers l’époque de la suprasociété, tout en conservant et en multipliant de
nombreuses conquêtes de l’époque des sociétés, signifie en même temps la perte de
nombreuses autres conquêtes de celle-ci. Parmi ces pertes il convient de nommer la brusque
diminution du nombre des participants à la concurrence évolutionnelle. Les agrégats n’entrent
pas isolément dans la lutte évolutionnelle, mais en tant que parties constitutives de différents
mondes.3 Or, il n’est resté sur la planète que très peu de mondes capables de lutter pour une
voie évolutionnelle autonome. Jusqu’à une époque récente les principaux concurrents dans la
lutte pour l’évolution mondiale étaient le communisme et l’occidentisme. Après la débâcle du
communisme soviétique la variante occidentiste de l’évolution a pris l’initiative. Les autres
variantes (le monde musulman, le continent africain, l’Amérique du sud) ne sont que des
impasses évolutionnelles, car, soit ils imitent l’occidentisme, soit ils sont des zones de
colonisation pour l’Occident. Dans tous les cas, quoi qu’il arrive dans ces régions, il est
impossible de changer la direction de l’évolution sociale en raison de la loi de l’inertie
évolutionnelle. Et il est impossible de changer la direction du processus évolutionnel à
l’intérieur du monde occidental lui-même en raison de son organisation sociale interne. La
défaite du monde communiste dans la « guerre froide » a enterré pour longtemps (sinon pour
toujours) la possibilité et l’idée même d’une révolution sociale.

L’INTÉGRATION DE L’OCCIDENT ET LA GLOBALISATION
Le processus de formation des suprasociétés dans les pays du monde occidental a
coïncidé avec le processus d’intégration des pays occidentaux dans une seule gigantesque
suprasociété (dans une supracivilisation), étant donné que la formation de cette suprasociété
globale (ou société secondaire)4, en tant que superstructure régnant au-dessus des pays du monde occidental, entraînait la constitution d’un nouvel ordre mondial sous sa direction.

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3 Zinoviev a indiqué dans La grande rupture l’acception qu’il donne, en l’occurrence, à ce mot : « Les
agrégats n’apparaissent, ne s’organisent et n’évoluent jamais de manière isolée, chacun pour soi, mais
dans un environnement plus large où des hommes se rassemblent et s’unissent. Pour désigner cet
environnement, j’emploierai le terme de “monde”» (ouvrage cité, p. 27). (N.D.T.)
4 Zinoviev parle littéralement d’une « société du second niveau ». J’ai traduit par « société
secondaire » par analogie avec la distinction sémiotique entre « système modélisant secondaire » (par
exemple, la littérature par rapport à la linguistique, « système modélisant primaire »). De même, en
effet, la société constitue un premier niveau par rapport à la suprasociété, système secondaire qui
modélise une matière provenant de la société, système du premier niveau. (N.D.T.)

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La tendance à l’intégration du monde occidental a toujours eu lieu. Elle a pris les formes les
plus diverses (y compris celles de sanglantes guerres mondiales). Qu’est-ce que notre époque
a apporté de nouveau a cette tendance ? Cet élément nouveau est lié à la formation des
suprasociétés et à leur fusion sur cette base, à savoir la structuration « verticale » de
l’humanité. Cette structuration consiste dans l’apparition d’organisations innombrables et
variées, d’institutions et d’entreprises de caractère occidentiste (supranational). On les compte
maintenant par dizaines (voire par centaines) de milliers. Elles n’appartiennent à aucun pays
particulier. Elles s’élèvent au-dessus de tous les pays. Plusieurs millions de gens sont
engagés dans leurs activités. Elles s’organisent et fonctionnent selon des lois sociales (des
réglementations) différentes de celles selon lesquelles s’organisent et fonctionnent les
composantes des « Etats nationaux » (traditionnels) de l’Occident. Elles servent de base pour
la formation d’un genre « de société secondaire » qui s’élève en tant que « superstructure »
au-dessus des sociétés habituelles et assujettit ces dernières dans leurs principaux secteurs
d’activité. Cette superstructure a pris les dimensions d’un immense consortium qui utilise les
moyens des sociétés occidentales (« des Etats nationaux ») et contrôle en fait plus de
cinquante pour cent de toutes les ressources mondiales (plus de soixante-dix pour cent, selon
certaines données). Il a enveloppé toute la planète dans ses tentacules. C’est pourquoi il est
plus adéquat de le désigner sous l’expression de « suprasociété globale».
La suprasociété globale ne s’est pas faite sur le type des sociétés de type occidentiste mais
sur le type des suprasociétés. Ses composantes sont les suprasociétés occidentistes en voie
de formation. Elles fusionnent dans une entité unique que j’ai appelée « société secondaire ».
Elle gouverne actuellement le monde et ce n’est pas seulement une petite clique de richards.
Bien sûr, elle intègre le mécanisme monétaire du monde occidental et l’utilise comme un
moyen de commander l’Occident et le reste de l’humanité. Mais c’est peu pour diriger le seul
Occident où vivent près d’un milliard d’hommes. Qui plus est, s’il s’agit de contenir sous sa
domination les cinq milliards qui constituent le reste de l’humanité. Il faut pour cela de
puissantes forces armées, un appareil politique, des services secrets, des moyens
d’information de masse. Il faut avoir la possibilité de disposer des ressources des « Etats
nationaux » d’Occident, en les forçant à entrer dans ce système de pouvoir et de direction.
Sous cet aspect tous les pays occidentaux, y compris les USA, sont une arène pour
l’activité de ce monstre global. Sa coupole se trouve aux USA. Ces derniers sont la principale
résidence de ce « gouvernement mondial », le commanditaire des forces policières armées
mondiales, le lieu de stationnement des « états-majors » qui actionnent les divers leviers de
commande du pouvoir mondial, le lieu de formation où se forgent les cadres de direction
chargés de la propagande idéologique et de la répression et où se recrutent les exécutants de
la volonté des maîtres de la planète. Mais il y a des subdivisions de la suprasociété globale
dans toutes les parties du monde occidental et occidentalisé.

L’ÉVOLUTION PLANIFIÉE ET DIRIGÉE
Avec l’apparition de la suprasociété globale une rupture s’est produite dans le type même
du processus évolutionnel : le degré et les proportions de la conscience des événements
historiques ont atteint un tel niveau que le processus évolutionnel spontané a fait place à une
évolution programmée et dirigée. Cela ne signifie pas que tout dans l’évolution de l’humanité
est appelé à être planifié et que la marche de l’évolution doit être orientée en fonction d’un
programme. Cela signifie que la composante planifiée, rationalisée et orientée du processus
évolutionnel s’est mise à jouer un rôle déterminant dans l’histoire concrète de l’humanité.

Les buts de ce processus ne sont pas obligatoirement nobles, ils peuvent être égoïstes,
vils, perfides, etc. (et c’est effectivement ce qu’ils sont). Les plans qui l’inspirent ne sont pas
obligatoirement rationnels et raisonnables, ils peuvent être stupides et absurdes. La conduite
de ce processus n’est pas obligatoirement intelligente et efficace, elle peut être amateuriste et
inefficace.
Mais l’essentiel n’est pas là, l’essentiel est dans la mise en place au sein du monde
occidental d’une structure sociale dont les composants assignent à l’évolution des buts à
échelle globale, élaborent des plans pour atteindre ces buts, possèdent la capacité et les
moyens de manipuler d’énormes masses de gens pour les obliger à réaliser ces plans et
disposent de ressources matérielles colossales, suffisantes pour rendre conscients des
processus historiques auparavant spontanés.
Les processus historiques concrets sont toujours un mélange de deux types de processus :
1) le type spontané, non planifié et non dirigé ; 2) le type conscient et volitif, planifié et dirigé.
Leurs proportions et leurs rôles varient à l’intérieur de certaines limites. Quand le second type
est dominant, l’ensemble du processus est, dans sa majeure partie, planifié (programmé) et
dirigé, bien que certains de ses composants restent non planifiés et non dirigés.
Pour décrire ces types de processus avec toute la rigueur scientifique, il faut employer des
notions empruntées à divers systèmes de la méthodologie de la science. Pour décrire les
processus historiques spontanés, il faut faire appel à la dialectique. Pour décrire les processus
conscients-volitifs il faut utiliser un autre appareil méthodologique. Dans ce cas il est
indispensable de savoir ce que sont les plans sociaux (les projets) ; comment et pourquoi on
les décide, comment on les réalise, comment, par quels moyens et selon quelles règles, on
pratique la gestion sociale des personnes. Ce n’est pas en contradiction avec la dialectique,
c’est une autre orientation de l’étude des objets sociaux.
Toutes les théories connues sur l’évolution sociale proviennent d’une vision plus ou moins
claire et lucide de l’évolution de l’humanité envisagée comme un processus spontané, non
planifié, non contrôlé par la volonté et la conscience des gens. Cette conception s’est
constituée à une époque où les hommes connaissaient trop peu les lois qui régissent leur
propre vie et avaient trop peu de moyens d’exercer une influence notable sur son évolution et
à plus forte raison de la contrôler. Les forces de l’humanité n’étaient pas suffisantes pour que
l’on puisse seulement admettre l’idée de la possibilité d’une orientation consciente de la
marche de l’histoire. L’humanité s’était disséminée en un nombre considérable de
communautés hostiles les unes aux autres et l’idée d’une unité mondiale paraissait une utopie
inapplicable. Il y avait des régions avec un degré d’autonomie élevé et même des régions
indépendantes sur le plan de l’évolution.
Mais pendant la seconde moitié de notre siècle la situation sur la planète a changé de
manière tellement radicale que la vision de l’évolution humaine comme un processus
historique naturellement spontané a commencé à passer pour un anachronisme. L’humanité
est entrée dans une époque où son évolution a commencé à suivre un cours qui, dans une
grande mesure, n’était plus ni spontané ni capricieux. L’élément conscient, planifié et
prémédité y a pris une telle importance qu’il a dominé l’ensemble des facteurs de l’évolution.
Désormais, le processus évolutionnel s’est mis à drainer des ressources et des masses de
gens tellement gigantesques que les facteurs subjectifs de l’évolution de l’humanité ont pris
une importance qualitative nouvelle par rapport au passé récent. On a vu croître dans des
proportions incommensurables le degré de compréhension, de planification et de
connaissance dans l’approche des phénomènes sociaux et des comportements, ainsi que le

degré de contrôle des processus et le degré de conformité aux plans. Les moyens de
manipulation des masses humaines se sont considérablement renforcés, ainsi que les
moyens de communication et les moyens de résoudre les problèmes à une grande échelle.
On a vu apparaître des problèmes innombrables qui, en principe, ne pouvaient pas se
résoudre sans la participation d’énormes forces intellectuelles et de non moins énormes
moyens matériels.
Le degré d’imprévisibilité et d’imprédictibiité des phénomènes sociaux a diminué
brusquement par rapport au degré de prévisibilité et de planification. L’ensemble de ces
facteurs a permis l’émergence d’une qualité nouvelle qui a modifié le caractère même (le type)
de l’évolution de l’humanité.
Comme je l’ai déjà indiqué plus haut, on peut distinguer deux niveaux dans la structure des
pays occidentaux contemporains, pris séparément : 1) un premier niveau qui correspond à la
structure de la société ; 2) un second niveau, qui représente une sorte de superstructure audessus
de l’organisation sociale de la société. La notion de « suprasociété » peut servir à
désigner la « superstructure » placée au-dessus de la société et aussi à désigner toute
agglomération humaine où apparaît cette « superstructure », c’est-à-dire, en somme, à définir
tout type social d’agglomération humaine en général.
Le monde occidental et même toute la planète constituent la sphère d’activité des
suprasociétés occidentales dans les deux sens. Les suprasociétés occidentales forment des
communautés complexes dans lesquelles se dessine également la division sur deux niveaux.
En outre, la suprasociété dans le premier sens résulte de l’interaction et de la réunion des
parties « suprastructurelles » des pays occidentaux. Ces ensembles fonctionnent comme des
phénomènes communs a tout l’Occident. Leur sphère d’activité sort du cadre du monde
occidental.
Enfin, au-dessus de tous les pays occidentaux se constitue un ensemble
« suprastructurel » commun a l’Occident (une suprasociété occidentale dans le premier sens).
Il est à la fois le résultat et le moyen de l’intégration des pays occidentaux dans une entité
unique. Le monde occidental dans son ensemble a tendance à une structuration « verticale ».
Le monde occidental se développe de telle sorte que les États-Unis d’Amérique deviennent
une sorte d’incarnation de la partie « suprastructurelle » de la suprasociété occidentale dans
le premier sens. C’est dans ce pays que l’on dispose des principaux composants de cette
suprasociété. En outre, il se produit une jonction des composants de la suprasociété des
États-Unis comme suprasociété particulière et comme suprasociété commune à l’ensemble de
l’Occident. Cette jonction est tellement forte que les États-Unis se comportent comme
l’incarnation réelle de la partie suprasociale du monde occidental dans son entier. Étant eux-mêmes
la zone d’activité de la suprasociété occidentale dans son ensemble, les États-Unis se
comportent en tout comme une force directrice qui s’élève au-dessus des autres pays
occidentaux et les commande. L’aspiration du monde occidental à l’hégémonie mondiale
apparaît comme la manifestation de l’aspiration des États-Unis à une telle hégémonie. En
raison de ces données, les États-Unis dirigent leur propre suprasociété et celle de l’Occident.
Le processus d’unification en cours de toute l’humanité dans une entité unique traduit en
réalité la soumission de l’humanité entière au monde occidental comme unique entité. De ce
point de vue on peut désigner ce processus comme l’occidentalisation de l’humanité. Mais
dans la mesure où le monde occidental est dominé par les États-Unis, puisqu’ils disposent de
la majeure partie des ressources de l’Occident et de la planète, on peut appeler ce processus

l’américanisation de l’humanité. Dans la mesure où les phénomènes suprasociaux dominent
les États-Unis et tous les pays occidentaux, réunis plus ou moins au sein de la suprasociété
occidentale, dont la zone d’activité s’étend à toute la planète, on peut appeler ce processus la
globalisation de l’humanité. On peut considérer comme un fait acquis la tendance
prédominante de l’évolution sociale de l’humanité vers sa fusion dans une suprasociété
globale, proclamée par la suprasociété occidentiste dans le sens examiné précédemment.
Les expressions « globalisation », « occidentisation »et « américanisation » fixent les divers
aspects d’un seul et même processus d’évolution de l’humanité qui a commencé dans la
deuxième moitié du XXe siècle. Ce processus n’a fait que commencer. Il remplira toute
l’histoire de l’humanité au XXIe siècle. Et on peut déjà prévoir que cette histoire dépassera en
ampleur tragique toutes les tragédies du passé.