Françalgérie crimes et mensonges d’Etats Histoire secrète, de la guerre d’indépendance à la « troisième guerre » d’Algérie


    
Auteurs : Aggoun Lounis – Rivoire Jean-Baptiste
Ouvrage : Françalgérie crimes et mensonges d’Etats Histoire secrète, de la guerre d’indépendance à la « troisième guerre » d’Algérie
Année : 2004

 

 

Introduction
par Jean-Baptiste Rivoire
Ce soir de novembre 2002, la pluie et le vent s’abattent sur l’avenue Kléber, à Paris. Autour du Centre de conférences internationales, situé non loin de la tour Eiffel, des barrières, des policiers : il faut montrer patte blanche. Grâce à notre équipe de reportage et à la caméra, l’accès est plus facile. À l’intérieur du bâtiment, de jolies hôtesses en tailleur s’activent dans un couloir à l’épaisse moquette rouge surplombée par de magnifiques lustres de cristal. Pour le compte de Pascal Josèphe, un ancien collaborateur d’Hervé Bourges ayant créé une société de conseil aux patrons de l’audiovisuel, elles répertorient les journalistes et leur distribuent de magnifiques dossiers de presse intitulés Djazaïr, une année de l’Algérie en France.
Parrainées par le Quai d’Orsay, les manifestations prévues dans le cadre de cette « Année de l’Algérie » sont essentiellement financées par le régime algérien et par le groupe du milliardaire Rafik Khalifa, un flamboyant businessman d’Alger qui défraie la chronique depuis quelques mois. Dans le dossier de presse distribué aux journalistes, pas un mot sur les problèmes économiques du pays, encore moins sur les très graves atteintes aux droits humains qui y sont commises depuis 1988. Rebaptisée « Année des généraux » par certains opposants, l’Année de l’Algérie est manifestement destinée à améliorer l’image du régime. Pour lui assurer un grand écho médiatique, le gouvernement français a d’ailleurs incité la plupart des médias publics (Radio-France, France 2, France 3, France 5) à devenir partenaires de l’opération.
Dans la salle, une bonne partie de la crème de la « Françalgérie » officielle a fait le déplacement : plus de mille invités — dont des réalisateurs prestigieux et des journalistes bien vus par le régime d’Alger — sont venus écouter les dis¬cours de Hervé Bourges, Dominique de Villepin ou Khalida Toumi. Ancien patron de TF1 et du Conseil supérieur de l’audiovisuel, Hervé Bourges est d’abord un vieil ami du FLN, ce qui contribue à expliquer sa nomination à la présidence de « l’Année de l’Algérie ». Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères, a longtemps été secrétaire général de l’Élysée. Il connaît bien les coulisses des relations franco-algériennes. Quant à Khalida Toumi, plus connue sous le nom, qu’elle a porté jusqu’en 2001, de Khalida Messaoudi, c’est une militante féministe très active en Algérie. Partisane de l’« éradi- cation » des islamistes, c’est-à-dire de leur élimination totale, elle est l’auteur du fameux best-seller Une Algérienne debout, un ouvrage publié en France en 1995 et vendu à plus de 100 000 exemplaires : elle y expliquait notamment les raisons de son opposition totale à toute forme d’islamisme et son engagement aux côtés des généraux « éradicateurs ». Longtemps députée du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd Sadi, un parti proche du régime, elle est alors porte-parole du gouvernement algérien.
Pendant deux heures, Hervé Bourges, Dominique de Villepin et Khalida Toumi célèbrent à la tribune la « formidable amitié » qui lie la France à l’Algérie, les « points communs » entre les deux pays, la « bonne humeur » qui caractérise leurs relations.

Question dérangeante
Quarante-huit heures plus tôt, l’ensemble de la presse française a pourtant rendu compte de la diffusion sur la chaîne Canal Plus de notre documentaire confirmant que le « GIA » (Groupe islamique armé, l’un des plus redoutables mouvements terroristes algériens), notamment responsable des attentats de Paris en 1995, était à l’époque infiltré et manipulé par les services secrets algériens, la fameuse Sécurité militaire (de juillet à septembre 1995, des bombes déposées dans le RER parisien avaient provoqué la mort d’une dizaine de personnes et fait plus de deux cents blessés)2. Désireux de recueillir la réaction du ministre français des Affaires étrangères aux très graves accusations que nous portions dans ce documentaire, je profite du micro qui m’est tendu pour poser une question à laquelle aucun responsable politique français n’a accepté de répondre durant l’enquête : « M. de Villepin, nous avons enquêté pendant deux ans sur les « GIA » algériens et il s’avère qu’en 1995, quand ils commettaient des attentats en France, ils étaient contrôlés par les services secrets algériens. Cela vous paraît-il être une information importante ? »
Dans la salle, la question provoque un immense brouhaha. Quelques commentaires fusent : « C’est une honte ! », « Bravo, Canal Plus ! » À la tribune, le ministre français des Affaires étrangères et Khalida Toumi blêmissent. Grand orchestrateur de la conférence de presse, Hervé Bourges, président de l’« Année de l’Algérie », tente d’aider Dominique de Villepin à se sortir de ce mauvais pas : « Je veux bien laisser le ministre répondre, mais j’ai oublié de préciser
qu’il ne s’agit pas d’une conférence de presse avec le ministre des Affaires étrangères français sur les relations franco-algériennes, la situation de l’Algérie aujourd’hui, mais sur l’année 2003, une année à caractère culturel. Il y a d’autres lieux pour ce type de question, qui est peut-être valable, mais ce n’est pas le jour et ce n’est pas l’endroit.
— Même si les services secrets algériens ont commandité des attentats en France ?
— Écoutez, Monsieur, je vous retire la parole ! »
La surprise passée, Dominique de Villepin réagit : « je ne crois pas que l’on puisse ainsi impunément prendre en otage une manifestation comme la nôtre. Nous respectons tous la liberté de la presse. Nous faisons face tous aux questions qui peuvent être posées, mais il y a des moments et des lieux pour cela et je serai ravi en d’autres circonstances de répondre à une telle question3.» Malgré cette promesse, le ministre ne répondra jamais à nos demandes d’interview.
Quelques semaines après cet incident, profitant d’une visite à Strasbourg du président algérien Abdelaziz Bouteflika, un journaliste de Radio judaïque FM lui demande à son tour ce qu’il pense des révélations sur l’implication de la Sécurité militaire algérienne dans les attentats de Paris en 1995 : « Puis-je vous demander de poser la même question au président français ? », répond étrangement Abdelaziz Bouteflika. « Ce qu’il dira, je l’assumerai complètement et sans restriction aucune4.»

Le « GIA », sujet tabou
Après plusieurs années d’enquêtes communes pour tenter de comprendre ce qui se passe réellement en Algérie, Lounis Aggoun et moi-même sommes habitués à ce genre de dérobade, mais elles nous intriguent toujours autant. Pourquoi un tel malaise dès qu’on évoque l’action du mystérieux « GIA », le Groupe islamique armé ? En dix ans de « sale guerre » en Algérie, aucun journaliste étranger n’a jamais réussi à approcher un membre actif de ce sanguinaire mouvement terroristea. À notre connaissance, c’est même la seule « guérilla » au monde dont aucun chef en exercice ne s’est jamais exprimé dans la presse étrangère.
Pourquoi une telle chape de plomb sur le fonctionnement réel du mouvement et sur l’identité de ses commanditaires ? Comment expliquer qu’en 1996 un ancien fondateur du GIA reconnaissant avoir assassiné plusieurs journalistes ait pu bénéficier d’une loi de
«clémence », et puisse se pavaner aujourd’hui dans plusieurs documentaires diffusés à la télévision française, où il confirme opportunément les thèses du pouvoira ? Pourquoi une telle impunité ? Est-il exact, comme l’ont affirmé d’anciens officiers de la Sécurité militaire, que le « GIA » a été très profondément infiltré et manipulé par les services secrets algériens, dès 1992, au point de devenir un groupe «contre-insurrectionnel »5 ? Pourquoi les dirigeants algériens interrogés à ce propos, comme le général Khaled Nezzar, parrain du régime, ou Abdelaziz Bouteflika, devenu président en 1999, renvoient-ils systématiquement vers leurs homologues français, comme si ceux-ci étaient parfaitement au courant d’une telle manipulation ?
Depuis des années, ces questions nous taraudent, Lounis Aggoun et moi-même. Militant des droits de l’homme de longue date (il a notamment contribué, dans les années 1980, avec Ramdane Achab, Arab Aknine et Mouloud Khelil, à la réalisation de Tafsut, la revue clandestine du Mouvement culturel berbère, et ce jusqu’en 1988), Lounis est installé en France depuis 1989, mais il effectue depuis de fréquents voyages en Algérie, où il a conservé de nombreux contacts. Enquêteur rigoureux, il connaît parfaitement les rouages du système politique algérien. Pour ma part, j’ai été embarqué vers Alger en 1972, à l’âge de cinq ans, par des parents désireux d’apporter leur petite contribution à l’édification d’un État indépendant et… socialiste. Des « pieds rouges », en somme. Quatre ans d’école primaire dans la capitale, puis une dernière année en plein Sahara, dans une petite oasis où mes nouveaux copains ne parlaient qu’arabe, une belle langue qu’ils m’aideront à apprendre avec une infinie patience. Depuis le milieu des années 1980, Lounis et moi-même suivons de près ce qui se passe en Algérie. Mais, alors que lui s’y rend régulièrement, je n’y ai effectué qu’un bref retour aux sources en 1992. À l’été 1996, je m’y rends pour la première fois en reportage.

Des journalistes sous haute surveillance

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