PÂQUES DE SANG


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Auteur : Toaff Ariel
Ouvrage : Pâques de Sang Les juifs d’Europe et le meurtre rituel juif
Année : 2007

D’après la traduction anglaise de
Gian Marco Lucchese et Pietro Gianetti

 

 

CHAPITRE SIX

LES UTILISATIONS MAGIQUES ET
THÉRAPEUTIQUES DU SANG

À la lecture des dépositions des prévenus accusés de meurtre rituel d’enfants en relation
avec l’utilisation du sang, on a clairement l’impression que, plutôt que d’expliquer la finalité de ce besoin de sang d’enfants chrétiens, les prévenus essayaient de décrire les
magnifiques propriétés thérapeutiques et magiques du sang, et en particulier du sang
provenant d’enfants et de jeunes gens. On insistait principalement sur le sang brûlé et séché réduit en poudre ; ce sang est supposé avoir été utilisé comme hémostatique [coagulant] d’une efficacité extraordinaire lorsqu’il était appliqué sur la plaie causée par la circoncision.
Angelo de Vérone n’avait aucun doute à cet égard et expliqua aux juges de Trente qu’une
fois le sang réduit en poudre, les juifs le conservaient normalement pour une réutilisation ultérieure lors de la circoncision de leurs fils, pour soigner la blessure dans le prépuce. Si elles étaient disponibles, on dit qu’ils auraient utilisé d’autres poudres hémostatiques comme alternative, comme le bolo di Armenia et le « sang de dragon« , une sorte de résine de couleur rouge foncé, connue en pharmacie sous le nom de Calamus Draco ou Pterocarpus Draco.(1)
Le médecin Giuseppe di Riva del Garda, dit le « juif bossu », qui avait circoncis les fils
d’Angelo, l’utilisait couramment durant la Sainte opération.(2)
Évidemment, Maestro Tobias, qui se considérait à juste titre comme un expert médical,
savait aussi préparer l’hémostatique magique : « Vous prenez le sang, vous le laissez
coaguler ; puis vous le séchez et en faites une poudre qui peut être utilisée de bien des
façons ».(3) Dans son discours d’ouverture au procès de Trente, Giovanni Hinderbach
apparut scandalisé par ces révélations et fustigea la cruauté des juifs qui guérissaient les
blessures occasionnées par la circoncision de leurs fils en se servant du sang des enfants
chrétiens. « Comme pour les autres choses que Tobias confessa », expliqua le prince
évêque, »ils soignent leurs circoncisions avec la poudre de ce sang coagulé et recouvrent
ainsi la santé, le deuxième ou le troisième jour après l’opération ».(4)
Lors de leur procès en 1470, Elias et Mercklin (Mordekhai), deux des frères accusés du
terrible homicide collectif d’Endingen en Alsace, tentèrent également mais en vain de tourner autour du pot, devant les exigences des inquisiteurs qui cherchaient à faire le point sur l’utilisation du sang d‘enfants chrétiens par les juifs. Ce sang était également utilisé pour ses merveilleuses propriétés balsamiques, bénéfiques pour guérir l’épilepsie et éliminer l’odeur corporelle dégoûtante des juifs [il degustoso fetore giudaico]. Mais finalement, ils ont tous deux admis avoir utilisé le liquide curatif magique pour guérir les plaies de la circoncision de leurs fils.(5) Léo de Pforzheim, le plus illustre des inculpés accusés avoir acquis du sang des enfants tués à Endingen, a avoué qu’il s’en était procuré parce que c’était nécessaire pour la procédure de circoncision. Léo savait que le sang en poudre des enfants était utilisé comme coagulant dont l’efficacité avait été prouvée à ces occasions depuis plus de vingt ans, depuis la première fois qu’il avait assisté à une cérémonie de circoncision avec son père, vingt ans auparavant.(6) Les juifs accusés de meurtre rituel d’enfants à Tyrnau en Hongrie en 1494 ont également déclaré, entre autres, qu’ils avaient utilisé du sang en poudre comme hémostatique pour la circoncision.(7) L’utilisation répandue du sang comme un puissant hémostatique parmi les juifs est probablement la raison de l’idée largement répandue que les
hommes juifs – tous directement ou indirectement coupables de déicide – souffraient de
douloureuses et abondantes périodes menstruelles mensuelles [probablement anales].
Probablement avancée pour la première fois par Cecco d’Ascoli dans son commentaire De Sphaera de Sacrobosco en 1324, cette opinion excentrique aurait reçu le soutien
enthousiaste du frère dominicain Rodolfo de Selestat en Alsace.(8) Les juifs, les meurtriers du Christ et leurs descendants, auraient été victimes d’une anormale fuite de sang, de menstruations, d’hémorroïdes hémorragiques, d’hématuries [sang dans l’urine] et de dysenteries exténuantes qu’ils auraient tenté de traiter en utilisant le sang chrétien comme hémostatique.
« Des juifs m’ont dit […] que tous les juifs, descendants du Deicide, ont chaque mois des
fuites de sang et souffrent souvent de dysenterie, causant souvent leur mort. Mais ils
recouvrent la santé grâce au sang chrétien, baptisé au nom du Christ ».(9)
Hémorragies dues à la circoncision, épistaxis [saignements de nez], règles trop abondantes, hémorroïdes ouvertes, écoulement abdominal anormal. Le remède le plus efficace pour les contrôler et les guérir semblait toujours être le recours au puissant et magique sang en poudre provenant des enfants. Mais en cela, les juifs n’agissaient pas différemment des chrétiens de la société environnante, malgré la stupeur feinte et artificielle de Hindenbach.
En médecine populaire, le sang, qu’il soit humain ou animal, serait un élément indispensable à la préparation des électuaires (médicaments en poudre mélangés avec du miel ou du sirop pour former une pâte) et des poudres astringentes d’une efficacité extraordinaire.(10)
Comme l’écrivait Pier Camporesi, « un hémostatique sacré et alchimique, le sang (et non pas incorrectement, à des époques où les hémorragies représentaient une terrible tragédie) était considéré un puissant remède ».(11) Selon les prescriptions du Theatrum Chemicum, de merveilleux onguents et poudres dérivaient du sang humain, pouvant arrêter même le flux sanguin le plus tenace et faire disparaître de dangereux dysfonctionnements.(12) Les plus experts savaient que le sang humain possédait de grands pouvoirs thérapeutiques et devait donc être préparé et traité avec le plus grand soin. C’est pourquoi ils recommandaient qu' » une fois assuré que le produit est parfaitement sec, il doit immédiatement être placé dans un mortier de bronze, très chaud, et être moulu avec un pilon et passé au tamis le plus fin, et une fois passé, enfermé dans un petit récipient en verre et renouvelé chaque printemps ».(13)
Quoi qu’il en soit, les juifs, lorsqu’ils décrivaient l’opération de circoncision en s’adressant au public chrétien, préféraient omettre l’utilisation du sang des enfants parmi les « poudres restrictives » et se limitaient à en citer d’autres, telles que le sang du Dragon classique et le corail en poudre. Léon de Modène, le célèbre rabbin de Venise, dans sa classique Historia de’ Riti Hebraici décrit brièvement la cérémonie de la circoncision (berith milah) comme suit :
« Le mohel arrive avec une assiette, sur laquelle se trouvent les instruments et les
accessoires nécessaires, comme le rasoir, les poudres astringentes, les morceaux de
pansement à l’huile de rose, et certains utilisent également un bol de sable dans lequel
placer le prépuce, qui est coupé […]. Le mohel poursuit et, avec la bouche, aspire deux ou
trois fois le sang qui coule de la blessure et le crache dans un verre de vin, après quoi il
place le sang du Dragon, de la poudre de corail, ou des choses qui adhèrent, et un morceau de pansement trempé dans l’huile de rose sur la plaie, le serre et le fixe fermement. Il prend alors un verre de vin (…) et baigne la bouche de l’enfant avec le vin dans lequel il a craché le sang aspiré ».(14)
L’omission de sang en poudre parmi les poudres hémostatiques ne pouvait être accidentelle.
La confirmation de ce point pourrait facilement être obtenue auprès de « juifs devenus
chrétiens ». Naturellement, ils n’auraient jamais caché une telle pratique scandaleuse, à
supposer qu’ils la considéraient scandaleuse. Shemuel Nahmias, vénitien et disciple de Léon de Modène, baptisé plus tard sous le nom de Giulio Morosini, discutant du sujet de la circoncision, n’a pas caché sa censure sévère de la coutume consistant à mettre du sang mélangé au vin sur la bouche de l’enfant. Cette pratique lui paraissait en conflit implacable avec l’interdiction biblique de consommer du sang ( » Dites-moi, d’ailleurs, n’est-ce pas contre la Loi divine, exprimée en plusieurs endroits, que le sang ne doit être ni mangé ni bu ? Et puis, dans le rite de la circoncision, vous placez le propre sang du garçon circoncis, provenant du prépuce, mélangé au vin, dans sa propre bouche, ajoutant à votre plus grande transgression, et répétant que dans ce sang il vivra, presque s’il devait être nourri par ce sang »).
Mais de l’utilisation du sang de l’enfant chrétien comme hémostatique appliqué à la plaie
causée par la circoncision, le converti Morosini n’en fit aucune mention, presque comme si cette pratique lui était inconnue ou ne méritait pas une particulière attention.
« C’est à ce moment que le mohel arrive et, derrière lui, une autre personne, avec une
bassine ou une coupe à la main, contenant tous les instruments nécessaires à la cérémonie, des pinces en argent, qui sont placées comme un signe de la quantité de prépuce à couper, un récipient rempli de sang de dragon et autres poudres astringentes pour faire coaguler le sang, et deux tasses ou petites assiettes creuses, l’une contenant un matériau absorbant coupé à cet effet, enduit d’huile de baume ou d’huile de rose pour soigner la coupure, et l’autre remplie de terre ou de sable pour y placer le prépuce, enterrant la partie du prépuce qui a été coupée [….] après avoir terminé ce qui précède, le mohel presse le petit membre du garçon circoncis, et aspire le sang plusieurs fois, le crache dans un verre de vin, préparé à cet effet, et termine en traitant la coupure avec l’huile et la poudre mentionnées cidessus ».(15)
Un autre juif converti, Raffael Aquilino, baptisé en 1545 et qui plus tard fut mandaté par le Saint-Office pour confisquer le Talmud et le brûler dans les territoires du duché d’Urbino et de Mark, ne s’est jamais penché le moins du monde sur la présumée tradition juive qui consiste à utiliser le sang en poudre des chrétiens pour soigner la blessure provoquée par la circoncision, au lieu de cela, il s’intéressait aux analogies entre la Sainte Trinité et les trois éléments récurrents de la cérémonie, appliqués à l’enfouissement du prépuce dans la terre du cimetière, l’oeuf et le vin, qui, après avoir lavé la blessure, est donné à boire à l’enfant.
« De même, ils prennent trois choses pour ladite circoncision, c’est-à-dire la terre de leurs
sépulcres, et ils la mettent dans un bassin dans lequel ils placent la chair qu’ils ont coupée du prépuce, le vin avec lequel ils rendent grâce à Dieu […] et trois oeufs, tandis que dans le bassin, ils versent le vin utilisé pour laver le prépuce […] et ils lavent avec le vin trois fois la blessure due à la circoncision ».(16)
Le célèbre converti toscan Paolo Medici décrit en détail la cérémonie de la circoncision, avec une hostilité évidente, mais semble ignorer l’utilisation du sang coagulé comme poudre hémostatique. En fait, il s’est limité à observer, sans plus de détails, que « le mohel […] met des poudres astringentes, de l’huile de rose et d’autres choses semblables sur la plaie, comme une sorte de bandage, l’attache et le remet à la marraine ».(17)
On pourrait en conclure que l’utilisation du sang en poudre d’enfants, et en particulier du sang chrétien, comme hémostatique pendant la circoncision, compte tenu du désintérêt manifesté à son égard même par les juifs convertis, sur d’autres points enclins à diffamer le judaïsme, est une chimère et une invention tendancieuse, soit des inquisiteurs, obsédés par le sang, soit des juifs eux-mêmes, terrorisés par la torture et avides de calmer leurs tortionnaires. Mais ce serait illusoire et trompeur.
Les textes de l’exercice de la Kabbale, les manuels de stupéfiants médicaments (segullot),
les recueils d’électuaires prodigieux, les livres de recettes de guérisons secrètes, composés pour la plupart dans les territoires germanophones, même très récemment, soulignent le pouvoir hémostatique et astringent du sang jeune, avant tout, sur la blessure due à la circoncision. Il s’agit de prescriptions anciennes, transmises de génération en génération, élaborées, avec des variantes mineures, par des alchimistes en herboristerie kabbalistiques de diverses origines, et réimprimées à plusieurs reprises jusqu’à nos jours, ce qui témoigne de l’extraordinaire efficacité empirique des médicaments en cause.
Elia ben Mosè Loan, rabbin de Worms, connu sous le nom de Baal Shem (littéralement : le patron du nom), dans son Sefer Telodot Adam (« Livre de l’histoire de l’homme »), en hébreu et en yiddish, prescrit que « pour arrêter l’écoulement du sang de la circoncision et celui qui coule du nez, il faut prendre le sang, le faire bouillir sur le feu, le réduire en poudre et le placer successivement sur la coupure de la circoncision ou dans les narines, afin que le sang coagule ».(18) Nous trouvons une recette similaire dans le Derekh ha-chaim ha-nikra Segullot Israel (« Chemin de la vie, aussi appelé le Livre des remèdes portatifs d’Israël ») de Chaim Lipschütz, qui ajoute un autre médicament magique, cette fois pour arrêter le flux menstruel. « Prends le sang menstruel et une plume de poulet que tu plongeras dans le sang menstruel de la patiente ; quand le sang avec la plume aura été bien agité, fais-le sécher devant le feu, en le réduisant en poudre que tu feras boire avec du vin ».(19) Sacharja Plongiany Simoner, dans son classique Sefer Zechirah (« Livre des Rapports Médicaux »), était aussi assez précis quant aux références bibliques aux extraordinaires pouvoirs curatifs et contraignants du sang.
« Pour arrêter l’écoulement du sang de la circoncision ou de l’hémorragie nasale en utilisant le sang coagulé de l’enfant ou du patient : le sang est placé devant le feu jusqu’à ce qu’il durcisse, puis il est écrasé avec un pilon, faisant une poudre fine à placer sur la plaie. Et c’est ce que nous trouvons écrit dans le livre de Jérémie (30:17) : « Car je te rendrai la santé, et je te guérirai de tes blessures ». Il faut comprendre en fait que c’est précisément de votre blessure, c’est-à-dire de votre sang, que votre santé vous sera rendue ».(20) Il ne semble donc pas y avoir de doute quant au fait que, par le biais d’une tradition antique,
jamais interrompue, des guérisseurs empiriques, des kabbalistes et des alchimistes en
herboristerie ont prescrit du sang en poudre comme guérisseur d’une efficacité prouvée lors de circoncision ou hémorragie. Le fait que cette pratique était probablement tout sauf généralisée ne doit pas laisser supposer qu’elle n’était pas réellement utilisée, en particulier dans les communautés juives ashkénazes, où l’on dit que des « secrets » stupéfiants, transmis oralement, puis imprimés dans les compendiums appropriés, ont connu avec le temps des succès extraordinaires. D’autre part, les connaissances empiriques d’un type analogue, même si elles s’appliquaient évidemment à des contingences autres que la circoncision,
étaient un héritage de la société chrétienne environnante, s’avérant profondément
enracinées, en particulier au niveau populaire.(21)
Deux autres coutumes juives relatives à la circoncision, qui ne semblent pas avoir été
uniformément répandues du point de vue géographique et chronologique, présentent
également un intérêt particulier. Ici aussi, les croyances populaires, fondées sur des
éléments magiques et superstitieux, semblent posséder une vigueur et une vitalité capables de contourner les normes précises du judaïsme ritualiste (halakhah), ou de les dénaturer sérieusement.
Les réponses rituelles des Gheonim, les chefs des académies rabbiniques de Babylone,
actives entre les VIIe et XIe siècles, se réfèrent à la coutume locale de faire bouillir des
parfums et des épices dans l’eau, les rendant ainsi parfumés et odorants, et de circoncire les enfants, faisant jaillir leur sang dans ce liquide jusqu’à ce que les couleurs soient mélangées. « C’est à ce moment-là », poursuit la réponse rabbinique, « que tous les jeunes hommes se lavent dans cette eau, en mémoire du sang du pacte, qui a uni Dieu à notre patriarche Abraham ».(22) Dans ce rite, de nature propitiatoire, le sang de la plaie de circoncision, associé à la potion odorante, aurait possédé la capacité de se transformer en un puissant aphrodisiaque, utilisé dans les électuaires curatifs, utile pour donner vigueur aux désirs amoureux et aux capacités procréatrices des hommes initiés.
Une forme de cannibalisme magique, liée à la circoncision, peut être trouvée dans une
coutume très répandue parmi les communautés juives ashkénazes et les communautés
[juives ?] de la région méditerranéenne. Les femmes présentes à la cérémonie de
circoncision mais non encore bénies par la progéniture du sexe masculin, attendaient avec impatience la découpe du prépuce de l’enfant. À ce moment-là, faisant fi de toute inhibition, comme sur un signal préétabli, les femmes se jetaient sur ce morceau de chair sanglante.
On prétend que la femme la plus chanceuse l’arrachait et l’avalait immédiatement, avant
qu’elle ne puisse être la proie des autres femmes, non moins endurcies et tout aussi
motivées. Pour le vainqueur triomphant, il ne faisait aucun doute que ce fier morceau serait infailliblement utile pour faire germer le membre viril tant convoité dans le ventre fécondé par une médecine bienfaisante. La lutte pour le prépuce chez les femmes sans progéniture masculine ressemble d’une certaine façon à la compétition actuelle entre  jeunes filles nubiles pour la conquête du bouquet de la mariée après la cérémonie du
mariage. Giulio Morosini, alias Shemuel Nahmias, se souvint avec beaucoup de gêne de cette coutume repoussante, qu’il avait vue plutôt en vogue chez les jeunes femmes juives de Venise.
« La superstition des femmes est remarquable à cet égard. S’il arrivait à des femmes stériles désireuses de devenir enceintes d’assister [à la cérémonie de circoncision], comme elles le faisaient souvent, pas une seule d’entre elles n’hésitait à combattre les autres et voler le prépuce ; et la première qui le saisissait, ne se gênait guère pour le jeter dans sa bouche, et l’avaler comme remède bienfaisant et extrêmement efficace qui la rendrait féconde ».(23)
Le rabbin Shabbatai Lipschütz a confirmé cette coutume inouïe « de la bagarre entre les
femmes afin de se saisir et d’avaler le prépuce immédiatement après la circoncision, comme étant un merveilleux secret (segullah) dans la production des enfants mâles ». Il a ajouté que certains rabbins l’autorisaient, comme le célèbre kabbaliste nord-africain Chaim Yosef David Azulay, connu sous le nom de Chidah (l’énigme), et le rabbin de Salonique, Chaim Abraham Miranda, tandis que d’autres l’interdisaient avec énergie, considérant que c’était une pratique scandaleuse et inadmissible.(24) Mais l’alchimiste en herboristerie kabbalistique (Rafael Ohana), expert dans les secrets de la procréation, bien qu’il possédait peu de compétences en sciences gynécologiques, a évoqué avec satisfaction les résultats obtenus par des femmes ayant avalé le prépuce d’un garçon circoncis, même à une époque récente. Dans son guide, destiné aux femmes désireuses d’avoir des enfants et intitulé Mar’eh ha-yaladim (« Celui qui montre les enfants »), le rabbin nord-africain, expert en la matière, conseille, pour rendre le plat plus appétissant, de le couvrir de miel, comme une douceur faite maison.(25)
La tradition magique et empirique liée au prépuce de la circoncision comme élément
fécondant ne s’est pas perdue au cours des siècles, mais fût préservée par le secret qui
entoure l’exercice de la Kabbale, en dépit de l’opposition méprisante des rabbins
rationalistes.
La croyance commune voulait que les juifs utilisent du sang en poudre, séché ou dilué dans du vin ou de l’eau, pour l’appliquer sur les yeux des nouveau-nés, pour faciliter leur
ouverture, et pour laver les corps des mourants, pour faciliter leur entrée au jardin
d’Éden.(26) Samuel Fleischaker, l’ami d’Israël Wolfgang, inculpé pour le meurtre rituel de
Ratisbonne en 1467, attribue au jeune sang des propriétés magiques infaillibles qui, étalé
sur les yeux, aurait protégé du mauvais oeil (ayn ha-ra).(27)
Tous les cas examinés ci-dessus, et dans un grand nombre de cas présents dans les
recueils de la segullot, les remèdes et médicaments secrets, élaborés et diffusés par les
maîtres de l’exercice de la Kabbale, constituent l’usage extérieur, si l’on veut, du sang, que celui-ci soit humain ou animal, sec ou dilué, à des fins thérapeutiques et exorcistes. Mais l’accusation portée contre les juifs qui ingèrent du sang, ou l’utilisent à des fins rituelles ou curatives, lors de transfusions orales, semble à première vue dénuée de tout fondement, violant clairement les normes bibliques et les pratiques rituelles ultérieures, qui ne permettent aucune dérogation à cette interdiction.
Il n’est donc pas surprenant que les juifs du Duché de Milan, dans leur pétition à Gian
Galeazzo Maria Sforza en mai 1479, aient voulu se défendre des accusations de meurtre
rituel qui se répandaient comme de l’huile sur le feu après le meurtre de Trente, en rappelant l’interdiction biblique en soulignant que ces accusations étaient sans fondement dans les faits : « Le fait qu’ils ne soient pas coupables est facilement démontré par des preuves et des arguments très efficaces, tant légaux que naturels, de la part d’autorités très dignes de confiance, d’abord en raison de la loi juive Moysaycha qui interdit le meurtre, et dans plusieurs endroits, la consommation du sang non seulement humain mais de tout animal, quels qu’ils soient ». (28)
Mosè de Würzburg, connu sous le nom de « vieil homme », n’a pas hésité, dans les premières phases de son interrogatoire, à mentionner l’interdiction biblique catégorique de consommer du sang pour prouver l’absurdité des accusations, qui est aussi la plus autorisée parmi ceux qui étaient jugés dans le cadre du procès de Trente. « Les Dix Commandements donnés par Dieu à Moïse », affirmait le savant hébreu à ses accusateurs, « nous ordonnent de ne pas tuer ni manger de sang ; c’est pour cela que les juifs tranchent la gorge des animaux qu’ils veulent manger et, qui plus est, salent ensuite la viande pour éliminer toute trace de sang ».(29) Mosè « le vieil homme » était très évidemment parfaitement au courant des normes d’abattage (shechitah) et de salage de la viande (melikhah), prescrites par les rituels juifs (halakhah) et qui appliquent l’interdiction mosaïque de manger du sang avec la plus grande sévérité. Mais ses arguments, comme nous le verrons, bien qu’apparemment convaincants, étaient dans une certaine mesure trompeurs.
En fait, si l’on revient aux recueils de la segullot en usage chez les juifs d’origine allemande, on trouve un large éventail de recettes permettant l’ingestion orale de sang, tant humain qu’animal. Ces recettes sont de formidables électuaires, parfois complexes dans leur préparation, destinés à soulager les maux, à agir comme remède, à protéger et à guérir.
Pour le Shabbatai Lipschütz, pour arrêter le flux excessif de sang menstruel, il était conseillé de sécher devant le feu et de réduire en poudre une plume de poulet trempée avec le sang menstruel. Le lendemain matin, une cuillerée de cette poudre, diluée dans du vin et servie à la femme, à jeun, aurait infailliblement produit l’effet désiré. Un autre médicament secret, obtenu par Lipschütz et considéré d’une efficacité extraordinaire sur la base d’une longue tradition, était prescrit aux femmes qui souhaitaient tomber enceintes. La recette prévoyait qu’une pincée de sang de lapin séché soit dissoute dans du vin et administrée à la patiente.
Comme alternative, un mélange de vers et de sang menstruel pouvait être d’une grande
utilité.(30)
Elia Loans, le Baal Shem de Worms, a également célébré les propriétés extraordinaires du
sang de lapin dans la fécondation des femmes stériles. L’expert kaballiste a d’ailleurs
prescrit, pour la guérison de l’épilepsie, la dilution dans le vin du sang séché d’une vierge
ayant ses premières règles.(31) À cet égard, il convient de noter que Mercklin (Mordekhai), l’un des condamnés pour le meurtre rituel collectif à Endingen en 1470, a souligné l’efficacité de l’utilisation du sang de jeunes humains pour guérir l’épilepsie.(32)
Les recueils du segullot soulignaient en outre les prodigieuses propriétés du sang humain, naturellement, toujours séché et préparé sous forme de caillé ou de poudre, comme ingrédient principal des élixirs aphrodisiaques incitant à l’amour et à la copulation, en plus de leur capacité à réaliser les rêves érotiques les plus audacieux et dévorants. Il n’est pas surprenant que le sang ait parfois été utilisé dans le cadre du mariage – un autre rite de passage fondamental – en plus de ses utilisations dans la circoncision et dans la préparation à la mort.
Dans la tradition populaire, y compris, par exemple, chez les juifs de Damas, « l’homme qui veut gagner l’amour d’une femme doit extraire un peu de son propre sang et, après l’avoir séché devant le feu, le faire boire, dissout dans du vin, par celle objet de sa passion ». (33)
Cet électuaire aurait fait la preuve de son efficacité dans de tels cas. D’autres recueils du
segullot indiquent que la recette devait être considérée comme valable pour les hommes
comme pour les femmes et que, pour être plus efficace, le sang devait être prélevé sur le
petit doigt de la main droite de la personne souffrant d’une passion non partagée.(34) Les
inculpés accusés du meurtre rituel d’enfants à Tyrnau en 1494 et à Posing, tous deux en
Hongrie, en 1592, mentionnent également l’utilisation du sang comme aphrodisiaque et pour inciter à l’amour, notamment et plus particulièrement à la célébration du mariage.(35) Dans le fameux cas de la prétendue profanation d’hosties volées à l’église de Knoblauch dans le Brandebourg en 1510, le riche juif Mayer d’Ostenburg fut accusé d’avoir acheté l’Hostie à un prix élevé pour en extraire son essence, puis de l’avoir utiliser à l’occasion du mariage de son fils Isaac pour préparer un élixir aphrodisiaque destiné aux futurs époux.(36)

Dans le procès de Trente, les femmes, en particulier celles liées à l’autoritaire Samuel de
Nuremberg, chef reconnu de la communauté juive, n’ont pas caché leur grande foi dans
l’efficacité du sang des enfants comme ingrédient de sublimes potions curatives et
protectrices, dont la médecine populaire et l’exercice de la Kabbale étaient extrêmement
riches, fondées sur une longue tradition. Bella, belle-fille de Mosè de Würzburg, déclara sans hésitation, dans sa déclaration de février 1476, que « le sang d’un enfant était
merveilleusement bénéfique pour les femmes, incapables d’accoucher à terme ». Les femmes se souviennent que lorsque la jeune Anna de Montagana, belle-fille de Samuel de Nuremberg, était enceinte et menaçait de faire une fausse couche, sa belle-mère, Brunetta, en tant que femme et experte en la matière, lui a rendu visite dans sa chambre, lui faisant prendre une cuillerée d’un médicament composé de sang sec et en poudre dissout dans du vin.(37) Une autre fois, Bella avait vu Anna, enceinte et souffrante, se nourrir d’un peu de sang mélangé au jaune d’un oeuf à la coque.(38)
Pour leur part, Bona et Dolcetta, respectivement soeur et épouse d’Angelo de Vérone, ont
rappelé avec nostalgie et stupeur leur rencontre avec un alchimiste en herboristerie de
grande renommée et expérimenté, quelques années auparavant. Selon elles, ce charlatan
kabbalistique, connu sous le nom de Maestro Jacob, possédait un livre plein de « secrets »
d’une efficacité phénoménale et extraordinaire, dont celui de déclencher la pluie battante et les tempêtes de grêle.
Pour ce faire, il fallait mélanger du sang jeune à l’eau claire d’une fontaine en prononçant des formules et des formules d’exorcisme incompréhensibles pour les non-initiés.(39)
Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, il n’est pas difficile de conclure que, lorsque les juifs ont été accusés de meurtre rituel, plutôt que de justifier la nécessité de l’usage – pour ainsi dire – religieux du sang, ils ont préféré s’attarder sur les fonctions
magiques et thérapeutiques du sang en général, humain et animal, connues et répandues
parmi la population et, en particulier, parmi les germanophones, juifs et chrétiens.
Cela n’explique pas encore comment les juifs, et les juifs ashkénazes en particulier, ont pu concilier l’interdiction biblique de la consommation orale de sang – qui était radicale et sans exception – avec l’usage, apparemment bien ancré, de son utilisation, pourtant dans des médicaments et élixirs divers, éprouvés et testés depuis toujours. Comme ces élixirs sont souvent de véritables médicaments, même s’ils ne sont pas envisagés par la médecine officielle, la loi rituelle juive (halakhah) ne les permettait que lorsque le patient était considéré en danger de mort, auquel cas l’abolition complète et temporaire de toutes les normes de la Torah – loi juive – était autorisée afin de le sauver. Mais, comme nous l’avons noté, dans la pratique populaire, le sang, qu’il soit humain ou animal, apparaissait même dans les préparations destinées à être administrées à des patients souffrant de désagréments mineurs, de problèmes de gravité relative, ou même comme un traitement dans les peines de coeur. Face à ces contradictions évidentes, même les accusés du procès de Trente ont jugé nécessaire de prendre position, d’expliquer et de justifier de telles choses. Et ce n’était pas une tâche facile du tout, en partie parce que beaucoup d’entre eux n’avaient pas la culture nécessaire pour le faire.

Lazzaro de Serravalle, serviteur dans la maison d’Angelo de Vérone, a tenté de le faire
instinctivement, sans entrer dans un raisonnement trop compliqué. Selon lui, les préceptes de la Torah ne faisaient référence qu’au sang animal – qui était toujours interdit – alors qu’il était permis d’ingérer le sang d’un être humain, surtout s’il s’agissait du sang d’un chrétien, ennemi déclaré des juifs et du judaïsme.(40) Comme d’habitude, Israël Wolfgang, qui devait posséder un peu plus de culture que Lazzaro, bien que non strictement rabbinique, tenta de fournir une réponse plus élaborée, ingénieuse et moins abrupte. Pour le jeune artiste brandebourgeois, il était clair que la Torah et les règlements rabbiniques ultérieurs présupposaient deux codes moraux différents, l’un s’appliquant au monde juif et l’autre au monde chrétien environnant, qui était différent et souvent hostile et menaçant. Par conséquent, ce qui était interdit entre juifs n’était pas nécessairement interdit dans les relations entre juifs et chrétiens. Par exemple, la norme biblique qui interdisait l’usure entre deux frères (Deut. 23:21) (« Tu pourras exiger un intérêt de l’étranger, mais pas de ton frère ») fut interprétée comme concernant exclusivement les relations entre juifs, tandis que les prêts usuraires aux chrétiens étaient automatiquement autorisés – au point de faire l’objet de pratique universelle.(41) Avec une analogie audacieuse, que nous refusons de croire extorquée par des juges exceptionnellement érudits en matière juive au moyen d’ingénieux
artifices verbaux et psychologiques, Israël Wolfgang soutenait que même l’interdiction
biblique du sang humain était absolue pour les juifs, et inflexible quand elle concernait du sang provenant de la chair de veine juive mais autorisée et même recommandée quand elle était issue du corps des chrétiens ou, notamment des enfants chrétiens.(42).
À cet égard, il convient de rappeler que, dans ce que Camporesi appelle « le sombre tunnel de la médecine nécromantique », les boutiques spécialisées offraient aux alchimistes et aux alchimistes en herboristerie des huiles et des baume extraits de momies fétides, des électuaires miraculés contenant la poudre des crânes souvent des condamnés à mort, ainsi que de la graisse provenant de corps humain extraits des corps des victimes de crime et de suicide(43). Il n’est pas surprenant que la médecine populaire les ait également autorisés comme médicaments légitimes, les prescrivant non seulement pour guérir des maux graves et dangereux, mais aussi dans le but de les traiter. La seule recommandation dans ces cas demeure l’explication que les huiles, les graisses et les os en poudre, les momies et la chair humaine en cataplasme – comme Israël Wolfgang l’a expliqué aux juges de Trente à propos du sang humain – ne devaient pas être extraits des corps des juifs. Les réponses rabbiniques ont été assez claires à cet égard, lorsqu’ils se sont empressés de souligner qu' »il n’y a pas d’interdiction de profiter utilement des cadavres des Gentils »(44).
Peut-être la solution à la contradiction biblique et rabbinique entre la consommation de sang et la coutume – établie chez les juifs ashkénazes – de le consommer dans les occasions les plus diverses, peut-elle être identifiée dans une réponse tardive de Jacob Reischer de Prague (1670-1734), chef de la yeshivah d’Ansbach en Bavière, puis actif à Worms et Metz (45). Le texte rituel contient des témoignages d’une pratique répandue depuis des temps immémoriaux parmi les juifs de la communauté allemande, et considérée de facto comme admissible, bien qu’elle contredise manifestement les diktats du Talmud. Étant une coutume maintenant généralisée parmi les juifs (minhagh Israël), elle en arriva, avec le temps, à revêtir la même rigueur qu’une norme rituelle. L’enquête et la réponse de Reischer faisaient référence à la consommation du sang du stambecco (Bocksblut), à des fins médicales, même dans les cas où le patient n’était pas en danger de mort.
« QUESTION : Sur quoi repose le fait que la plupart des juifs autorisent traditionnellement la consommation du sang coagulé et séché du bouquetin [une chèvre de montagne alpine à longues cornes], connu sous le nom de Bocksblut et séché au soleil, même s’il est
consommé par des patients dont la vie ne serait pas en danger, comme les personnes
épileptiques, lorsque c’est un organe du corps qui cause la douleur ?

« RÉPONSE : La légalité de cette coutume doit être respectée car elle est établie de longue
date. Cette médication est évidemment permise, car il est clair que lorsqu’une coutume se répand parmi les juifs (minhagh Israël), elle doit être considérée conforme à la Torah même.
Le motif rituel de la permission est basé, à mon avis, sur le fait que (le sang) est séché au
point qu’il est transformé en un morceau de bois et ne contient aucune humidité. Ce n’est
donc en aucune façon interdit. »

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